Chapitre vingt-deux

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[Dans la vie, il faut éviter trois figures géométriques : Les cercles vicieux, les triangles amoureux, et les esprits trop carrés.
Mario Benedetti.]

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Dix minutes de répit par jour, c'est tout ce qu'il peut encore s'offrir.
Entre sa débauche et son retour à l'appartement, il se permet de profiter de dix petites minutes de calme, enfermé dans sa voiture et le crâne bien enfoncé dans la mousse de l'appui-tête. Histoire d'essayer de décompresser un peu.

Gabriel n'est déjà pas très patient par naissance, mais depuis les événements de ce week-end, et la comédie forcée qu'il doit jouer devant sa petite amie, sa mauvaise humeur est hors classement.
Alors il a plus que jamais besoin de ces petits instants pour ne pas imploser, même si ça n'empêche pas qu'au boulot tout le monde en prend pour son grade. Patron, collègues, clients, et même les passants lambda qui marchent sur le trottoir d'en face sans rien demander, personne n'y échappe.

Il a passé sa semaine à gueuler à s'en épuiser la gorge, jusqu'à sentir ses cordes vocales se tendre douloureusement à chaque fois qu'il doit avaler sa salive. En grande partie à cause de la distance qu'il a fallu réinstaurer entre lui et Alaric, ne plus le voir et limiter les contacts à leurs strict minimum le frustre au possible.
C'est très long, de ne pas entendre sa voix, même pour si peu de temps.

Si peu de temps, mais il lui semble que ça fait six mois qu'ils ont quitté la résidence Ortega dimanche après midi. Pourtant, et il a compté très sérieusement, c'était il y a exactement cent-vingt-six heures et trente trois minutes.
Soit un peu plus de cinq jours.

Mais c'est interminable.
Et la situation perturbante qu'il doit subir à l'appartement, avec Sacha, termine de le flinguer. Il ne possède pas le talent d'Aly pour jouer la comédie comme ça, et ça pèse lourdement sur son moral et sa conscience. Dès qu'il met un pied dans l'appartement en général, après le travail et ses dix minuscules minutes de répit, il sent sa nuque et ses épaules s'alourdir brutalement, comme s'il portait la putain de voûte céleste sur son dos.

Dans les faits, son quotidien parait identique à avant, vu de l'extérieur, mais c'est sa perception qui a évoluée. Et c'est extraordinairement désagréable, un supplice de chaque instant.
Sa petite amie est toujours la même, de ses gestes à ses sourires, mais il lui semble que tout est différent. A commencer par le contact de sa peau, qui est soudainement devenu rêche et inconfortable.
Un peu comme le côté vert d'une éponge à vaisselle, et il grimace intérieurement à chaque fois qu'elle le touche ou même l'effleure du bout d'un doigt.

Il s'efforce de rester droit et imperturbable, mais tout lui parait tellement discordant.
Même sa voix, c'est pas de sa faute à elle, mais il ne la supporte plus.
Dans ses tympans, elle résonne comme une suite anarchique de fausses notes, frappées sur un piano désaccordé et amputé de la moitié de ses touches.

Son odeur également ...
Son parfum non plus n'a pas changé, mais les effluves lui montent au crâne et lui irritent les narines, comme une émanation rance, une senteur passée.
Un vieux bouquet fané.

Il déteste chaque moment passé près d'elle, et n'attend que de voir la journée se terminer pour s'endormir et oublier le bordel infernal de son quotidien jusqu'au lendemain matin. Elle n'y est pour rien, il demeure l'unique responsable de sa propre situation, mais ça ne l'empêche pas de le vivre mal.
Parce que si Sacha ne sait rien, lui il sait.
Il sait ce qu'il a fait, dans la piscine, dans la salle de bain, dans la nuit contre la peau d'Alaric.
Il sait aussi de quoi sont composées ses pensées et ses fantasmes de minuit, quand elle pionce et qu'il se tourne pour envoyer un message clandestin.

Son meilleur amiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant