Chapitre quarante-quatre

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[On ne devrait jamais se haïr. On a déjà si peu le temps de s'aimer.
Maxence Van Der Meersch]

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Sous l'onde silencieuse de la nuit, à l'heure où la vie s'interrompt pour laisser la place au sommeil apaisé, un reflet de lune est venu s'allonger sur le sol de la pièce plongée dans le noir. Son éclat bleuté, comme un petit morceau de ciel offert, se reflète le long d'un mur, illuminant discrètement une bande de peinture, presque en secret.
Comme un appel aux confidences, loin des indiscrétions du jour qui se fait toujours témoin de tout, les étoiles, elles, se font muettes et invisibles dans leur lit de pénombre.

En suspens, dans le temps et l'espace, quelques atomes d'air curieux surveillent la scène, murmurant un grésillement d'impatience, le chant des folies nocturnes, celles que les insomnies déposent près du cœur quand les yeux ont besoin de rester ouverts pour ne pas se mettre à ruisseler.
L'écho régulier d'une horloge pour seul repère, unique messager de la courbe de l'existence, résonne sans honte à travers l'atmosphère noctambule.
Le crépitement d'une respiration douce et pénible à la fois se revendique maître des lieux, accaparant l'attention de son public assidu, la nuit et le temps.
Sans qu'aucun mouvement ne perturbe l'obscurité, seul le ronronnement d'un millier de pensées torturées trahit la présence d'une âme encore éveillée.

Allongé, presque abandonné de lui-même, dans la mousse de son canapé, la tête contre l'accoudoir et les jambes étendues, le regard figé de Gabriel scrute le plafond délaissé par la lumière.
Les paupières grandes ouvertes sur ses iris baignés d'hésitation, il voit ses idées se torde et se mélanger entre ses cils.
L'esprit agité malgré son corps immobile, il passe et repasse, à ses réflexions, les événements de sa journée, songeant à la décision qu'il s'apprête à prendre.
Sans avoir la notion des minutes qui se sont écoulées, depuis qu'il traîne ici, il cligne une fois des yeux avant de resserrer la prise de ses doigts autour de son téléphone, posé sur son ventre.
Juste pour le sentir un peu plus dans sa paume, se rassurer de sa présence inerte comme s'il pouvait l'aider à mieux faire un choix.
Dans ses tympans gavés de silence résonnent encore les paroles d'Aaron, celles qui ont terminés de le bousculer, alors qu'il ne lui manquait déjà plus grand chose pour chavirer.
Sur ses appuis déjà fragilisés, depuis qu'il a vu l'eau et la détresse dans les pupilles épuisées d'Alaric, les mots d'Aaron sont venus lui asséner le coup de grâce.
Comme l'ultime clapotis d'une vague qui détruit un château de sable ravagé par la marée.

Les larmes d'Alaric, il les avait déjà vues, une fois.
Le soir où le secret est tombé, quand il a fallu s'embrasser une dernière fois, elles étaient déjà là, elles noyaient son regard sous une pellicule de regrets.
Elles lui ont fait mal, comme une morsure à la gorge.
Les voir tâcher et salir les joues d'Aly, emporter sur leur passage l'éclat lumineux de ses tâches de rousseur, sonnait à sa poitrine comme un hurlement de douleur.
Elles étaient violentes, ces larmes, agressives et menaçantes.

Mais, la deuxième fois, il y a six jours, sur le pallier de son appartement, elles n'étaient plus les mêmes.
Elles se faisaient discrètes, presque absentes, il les a seulement deviné dans l'écho humide de sa voix, elles ne se voulaient plus destructrices, combatives.
Tout juste témoins de détresse et d'abandon, comme un préavis de disparition, et Gabriel a failli s'effondrer sur ses jambes.
C'est son regard qui l'a brisé, un peu comme un caillou lancé dans une fenêtre, il a vu ses certitudes se fendre, puis se disloquer dans un bruissement strident.
Une envie suffocante a secoué ses hanches et ses épaules.
L'inquiétude au fond de la gorge, il a eu envie de prendre Alaric dans ses bras, de le supplier de sourire à nouveau, comme avant.
Son visage n'avait presque plus rien de ce qu'il fût autrefois, privé de son impertinence et du scintillement provocateur des reflets d'absinthes de ses yeux.

Son meilleur amiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant