Cap'taine Bébert [Partie 1]

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Le banc me grattait les fesses. Ou alors c'était le tissu de ma robe coincé entre ma peau et le métal devenu tiède. Je me contentai de subir, sans chercher de solution à ce fâcheux désagrément. Pourquoi étais-je ici ? Je n'en savais rien. Qu'est ce que j'avais quitté ? A peu près tout.

J'observais le ballet des trains sans posséder l'ombre d'un ticket. Et d'abord pour aller où ? Aucune idée. L'odeur du printemps embaumé l'air mais les bruits stridents des freins sur les rails combinés à ceux des roulettes pressées me faisait penser à l'été, à l'heure des grands départs.

Une toux grasse me sortit de mes pensées désuètes, qui tentaient comme toujours, de faire disparaitre les véritables sentiments qui m'animaient. Un mélange de rage, d'ennui et de perdition. En tournant la tête en direction de celui qui venait de ravaler son glaire, je vis apparaitre un vieil homme adossé à une poutre métallique, à même le sol. Je croisai son regard bleu, translucide, intrusif et détournai mon visage aussitôt.

- T'as pas l'air dans ton assiette ma p'tite !

Me parlait-il ? Que me voulait cet étrange énergumène aux allures de capitaine défraichi.Silencieuse, je roulais une clope avant de la coincer entre mes lèvres. Je trifouillai vaguement dans mon petit sac qui me semblait sans fond à la recherche du sempiternel briquet pour consumer mon élixir lorsque le vieillard revint à la charge de sa voix abimée par le temps et certainement quelques excès semblables aux miens.

- Tu ne devrais pas consommer cette merde ma p'tite.

L'air ahuri, je fixai ses iris glaçants en fronçant les sourcils. De quoi se mêler ce vieux bouc ? Irritée par son conseil à la mords-moi-le-nœud, qu'il pouvait bien se garder, je déviai mon attention à la recherche de voyageurs épanouis lorsque qu'un sourire satisfait naquit sur ses lèvres fines et gercées. Un sourire chaleureux qui contrastait avec son regard dépourvu de vie. Un vide clair et pourtant abyssale qui me faisait froid dans le dos. Mais dans la fente qui se dessinait au détour de sa barbe hirsute rayonnait pourtant tout son capital sympathie.

- Je sais.

- Tu vas où comme ça ma p'tite ?

Tout autour les gens vadrouillaient de gauche à droite. La vie passait à toute vitesse tandis que je stagnais la depuis une bonne heure, avec l'impression d'avoir toujours été ici, à regarder le monde partir et revenir. Eux ne faisaient visiblement pas de surplace.

- Je ne sais pas.

Le petit vieux se leva tant bien que mal. Son grand corps svelte et recroquevillé s'avança et s'installa sur mon banc. De sa poche intérieure, il sortit un calumet et emprunta mon briquet pour l'allumer. Il tira quelques lattes tranquillement en fixant le long véhicule bleu tandis que je me perdais moi aussi dans l'observation de l'objet de ma venue, comme s'il allait m'offrir de sa voix préenregistrée toutes les réponses à mes questions. Nous restâmes un instant à contempler cette chose qui malgré son esthétique simple, me séduisait par toutes ses possibilités. Sa voix rauque brava une nouvelle fois le silence qui s'appesantissait. Mes yeux rejoignirent les siens tandis que mes lèvres silencieuses recrachaient les vapeurs poussiéreuses de ma clope.

- Tu ressemble à ma p'tite.

- Elle s'appelle comment ?

- Clémentine.

Ses mains d'artisan probablement rongées par le bois commencèrent à éplucher le petit fruit rond.Il ne devait plus avoir la lumière à tous les étages pour me répondre le nom du fruit qu'il s'amusait à décortiquer consciencieusement. Comprenant que cet homme aussi étrange soit-il voulait communiquer, je m'installai en tailleur sur le banc, le visage posé dans ma main gauche. Plutôt que d'écouter mes propres jérémiades, je décidai de lui accorder mon attention. Avais-je mieux à faire ? J'en doutais franchement.

- Moi c'est Bernard, mais appelle moi Bébert.

Son sourire étincelant me réchauffait le cœur et le surnom qu'il s'était octroyait m'amusait. Il ne tournait pas autour du pot et d'une certaine façon j'aimais bien ça.Un surnom un peu brut de pomme mais amical, qui brisait les barrières que son regard froid érigeait. Ainsi, il semblait vous offrir son affection.

- Et toi ma p'tite ?

- Yeva.

Le fruit épluché, il leva ses petits yeux plissés dans ma direction comme si j'avais dit la plus grosse des bêtises.

- Oh bah ça c'est pas commun ma p'tite !

Je me contentai d'hausser les épaules ayant entendu cette phrase un nombre incalculable de fois, j'avais arrêté de répondre à cette affirmation. Ça l'était, c'est vrai mais ça ne faisait pas de moi quelqu'un de spécial pour autant. Son regard glacial s'emplit alors de bienveillance à mon égard. Sans comprendre les raisons de l'intérêt qu'il me portait, je me laissai prendre au jeu. Après tout ce n'était pas si désagréable.

- J'aime bien. Bon et tu vas où comme ça ma p'tite ?

- Comme je vous ai dit, je ne sais pas.

Il toussota en recrachant la fumée opaque de sa pipe, tripota de sa main gauche les quartiers orangés de sa clémentine à présent désolidarisés. Je n'osai lui demander quel était son but, la raison de sa présence, car aucun bagage ne l'accompagnait. A le regarder de plus près il n'avait pas l'intention de partir. Non, il avait plutôt l'air de vivre dans cette gare.

- Hum...Mais t'as l'intention de partir ma p'tite?

- Oui je crois.

Pour seule réponse j'eus droit à un rire rauque qui fit apparaitre sa large dentition et naitre les pattes doigts autour de ses petits yeux trop profonds. Sa barbe blanche en bataille le faisait ressembler à un Père Noël qui se serrait perdu en chemin. Pas de bonnet mais une gapette bleu marine à l'ancienne.

- Si tu me dis ton plus beau souvenir, je te dirai où tu dois aller.

Je pouffai, sous son regard sérieux. Il se croyait devint le Bébert ? Sans le vouloir vraiment, ma mémoire s'agitait sous mes rétine à la recherche du moment parfait de mon passé. Je vis défiler comme dans un film les images heureuses qui m'avaient construite tandis que mon regard se noyait dans la foule et mes lèvres s'étiraient de plaisir. Oui, il n'y avait pas eu que de mauvais moments.

- Bon alors ma p'tite?

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