Les ruelles bétonnées avaient été désertées. L'atmosphère, par sa lourdeur jusqu'alors inégalée, grignotait le vide qu'il cherchait désespérément à retrouver. Le soleil rendait les murs brulants, aveuglantes les lumières tricolores et nappait de sa présence encombrante, bien que lointaine, le moindre morceaux de pavé, faisant de lui un fragment de lave égaré. Comme tout à chacun, poussé par la force universelle dans pareille situation, comme guidé par un bâton à la recherche d'une source fraiche, fuyant les pièces étroites, les rideaux opaques et les plafonds de plâtre, il s'aventura là où le vide tant recherché assurément manquerait.
Tout se transportait dans l'unique lieu ombragé de la grande cité. L'unique détenteur de quelques embruns vermoulus, à l'accoutumé abandonné, excepté les jours caniculaires, devenait une sorte de rendez-vous d'humeur. Prodigieusement désintéressé du secours offert, il réunissait à lui seul d'innombrable critères. Ses allées, entretenues à de rares occasions, dirigeaient sans effort les visiteurs. Armé d'un regard absent, il avançait dans les méandres de ce lieu devenu sordide, en quête d'un tronc solitaire, qui n'aurait pas été loué le temps d'un après midi, par des truands prêts à le dépouiller. Son dévolu se jeta finalement, majoritairement par dépit, sur un coin d'herbe baigné d'une lumière indésirable, dont il se savait prisonnier. L'arbre à coté ne dépassant pas la circonférence d'un mollet, il recroquevilla ses jambes, désireux de conquérir l'empreinte d'une ombre infime et trainante comme un nuage fébrile. Le saule pleureur, dans d'autres circonstances l'aurait charmé, s'il n'avait pas été occupé par de petits êtres hurlants, cramponnés à ses longues branches à l'agonie.
Les uns accolés aux couvertures vichy des autres, garantissait le spectacle d'une mosaïque sociale disparate, une suite illogique de pansements de fond de tiroir posés sur une même plaie, tandis que tous les visiteurs portaient sur leurs visages perlés un sentiment de rancœur mêlé à une étrange forme de ferveur. La fontaine historique, taillée dans un marbre antédiluvien, façonnée par des mains d'artistes, prenait l'allure d'une piscine de quartiers, pas même olympique. Ce pédiluve dont les statues centrales, finement ornées de brins dorées, se noyaient sous un déluge venu de la terre, se recouvrait à la force de petits bras potelés et intenables. De fait, sa favorite, gracile et élégante, emprisonnée entre deux gardes, armés de longues et douloureuses épées, accusait un teint terne, grisâtre, malgré son air effronté inchangé. Il lui offrait toujours toutes les qualités féminines en laissant couler au fond de l'eau ses possibles défauts. Son port de tête, digne et humble, lui donné l'air de celles prêtes à mener tous les combats, non sans crainte mais ivre d'envie. Ses traits désormais transformés par l'eau croupie, n'envisageaient plus la libération. Sortir de son écrin en cette journée baignée de bruits futiles ne semblait pas être une option. Car les visiteurs d'un jour grognaient, la mine déconfite, après leurs progénitures affamées. Même les mains des plus silencieux en s'énervant et s'agitant dans tous les sens portaient le bruit d'un vent sourd, lourd et dérangeant, chassant les mouches invisibles, préférant décamper là où les canidés ne faisaient que passer.
Toute la complexité de l'être se réfugiait dans ce coin de verdure. Un carrefour niché au milieu des bureaux désertés, des maisons vides et obscures, et des boutiques dont les clés fuyaient les bouillonnantes serrures. Les familles enchantées, ayant prévu un pique-nique doré, finissaient par geindre en voyant les boules de glace fondre comme neige. Les grincheux répétaient tout va le constat évidant qu'une chaleur écrasante était insoutenable, sachant pertinement qu'elle ne disparaitrait guère sous leurs mots bien qu'insistants. Quant aux chanceux ayant trouvé refuge sous la tonnelle de glycine d'une terrasse bucolique, bercés par la symphonie des carillons de bambou, ils s'érigeaient de toute leur petite hauteur avec un sourire narquois. L'eau glacée transpirant à grosses gouttes sur leurs mains rafraichies par le contact, ils se figuraient sans modestie que l'adage déclarant "le monde appartient à ceux qui se lève tôt", avait été écrit pour eux, vaillants chevaliers des temps modernes, oubliant une finalité qui donnait la raison de leur victoire : "et restent assis longtemps".
Ce lieu d'ordinaire délaissé au détriment des vitrines maculées de salive, du train-train sans rail, ni destination véritable, perdait à ses yeux toute sa superbe. Il rêvait de pluie, de sombres nuages endurcis reflétant le regard puissant de la combattante aux mains délicates, quand les autres assoiffés, le bec dans la fontaine, désiraient la mer, la clim et un bronzage homogène. Assis sur ce lopin de terre desséché, le fessier piqué par des herbes insoumises, il ne faisait, au fond, qu'attendre l'hiver. Espérant silencieusement que la fontaine devienne une patinoire pour les oiseaux maladroits, que la déesse reprenne ses couleurs de porcelaine et ses droits, que les chaises demeurent vides comme endormies sur la terrasse et que la lumière chaude de ce troquet transparaisse comme une lointaine lueur de feu de cheminée. Il se rappelait, entre toutes les altercations, le silence des arbres sans feuille, la tranquillité sereine d'un monde abandonné. Il aurait sorti sa pipe pour justifier la fumée qui échappe à ses lèvres fines. Il aurait compté quelques chapeaux sur les bancs, comme des bouts de sentiments, des morceaux d'oubli, ou les restes de quelques envies. Et sans doute, aurait-il croisé des chaussettes esseulées, venues de balcons éloignés, cherchant leurs pieds en regardant les rares chevilles vives et tremblantes se dépêcher de marcher.
Contempler ce miroir piqué de glace, les contours indécis, les lignes flouées par la brume affaissée, se révélait être la parfaite image de son humeur, du monde comme il l'entendait. C'est seulement lorsque ses articulations menaçaient une mise à l'arrêt, qu'il ouvrait la porte flamboyante de l'auberge accueillante sans l'excès d'un jeu surfait. Tous ses sens s'enveloppaient dans une chaleur réconfortante. L'odeur savoureuse des grains de café, la musique joyeuses des tintements de verres, les murmures suaves que recevaient les murs un peu vieillis, le goût des douces courtoisies qui flottaient au dessus des lèvres réservées et impatientes de réchauffer leur cœur refroidi, et la lumière qui tamisait les esprits en quête de souvenirs effacés. Les émotions de l'hiver semblaient avoir été martelées jusque sur le bois des tables en merisier.
Mais avant il y avait l'automne à passer. Les curieux qui arpenteraient l'endroit pour observer les dernières couleurs de l'année. Les enfants ramasseraient des bouquets de feuilles mortes avec un orgueil démesuré. Peut-être les enviait-il, lui qui n'avait jamais su rassembler tout ce qui avait pu tombé. Il subsisterait dans ce décor des restes de mouvements mais plus personne sur les bancs trempés. Des cris après les flaques, et les averses des chiens secoués seraient emportées par les vents virulents. Le ciel se cacherait sous les parapluies à longueur de temps. Plus les feuilles rencontrerait le sol, pour former un tapis douillet, plus le bruit s'estomperait. Craquant finement, puis étouffé. Et enfin le monde disparaitrait. Le vide reviendrait se napper d'une douce froideur et c'est une chaleur toute particulière qui, enfin, le saisirait. Celle d'un monde figé, hors de portée, trop froid pour être touché même du bout des doigts. Il ne s'agirait là que de contempler d'un regard humide et froissé la beauté irrégulière et apaisée d'une fin d'année. Et l'espoir, relatif à toutes les fins, se nourrirait d'une ombre fine, comptant sur son regard embué pour dessiner au travers, avec des lignes parfaites, la silhouette conquérante, mémorable et tellement libre de celle qui aimait tant l'hiver.