Le temps qui passe

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Devant le miroir, durant sa furtive apparition matinale, elle croit voir apparaitre non pas un, ni deux mais bien trois cheveux blancs. Elle s'arrête un instant pour fixer ces étranges fils de soie qui ont élu domicile sur le sommet de son crâne. D'une main incertaine, elle attrape les indésirables. Puis tel un primate, s'épluche l'entièreté de sa tête à la recherche de leurs semblables. Elle libère un souffle indécis. Trois est-ce si important ? Un peu quand même. Alors elle s'immobilise, devient statue à la vue des premiers signes de son âge qui avance. Elle qui se pensait pourtant jeune. Même si son goût pour les vieilleries et attitudes qui vont avec la trahissent depuis toujours. Le charme de ce qui a vécu, de ce qui raconte une histoire, de ce qui est abimé par le temps, l'a toujours fasciné.

Elle prend alors quelques minutes pour regarder celui qu'elle n'aime pas. Jamais il n'a été très attrayant. Mais aujourd'hui son reflet lui semble différent. Elle l'observe, elle s'observe. Longuement.

Quelques petits traits semblent creuser sa peau, là ou les rides finiront par définitivement s'installer. C'est ce qu'elle imagine. Son visage qu'elle déforme, et passe au peigne fin en grimaçant pour entrevoir cette réalité, n'arrange pas l'idée qu'elle se fait d'elle même. Mais qu'à cela ne tienne, elle veut voir ce à quoi elle ressemble vraiment.

Puis c'est au tour de son corps d'être ausculter, parce que si les traces du temps sévissent sur son visage, il est fort à parier que le reste n'y a pas échappé.

Tout en explorant les tâches clairsemées sur sa peau, bien des pensées lui viennent à l'esprit. C'est vrai que depuis un an elle porte des lunettes pour lire. Qu'elle se mets à radoter. Et puis elle débute parfois ses phrases par "Tu sais avant...". Une bouchée de pain suffit à arrondir son ventre. Son palais a lui aussi changé, pas physiquement se confirme-t-elle la bouche grande ouverte. Non, mais elle se surprend à aimer les choses simples avec du caractère. Et les petites boursoufflures bleutées sur ses jambes, ne sont pas des hématomes dus à sa légendaire maladresse. Elle découvre aussi que les lois de la gravité ne l'ont hélas pas oublié.

Les nuits blanches sont devenues des épreuves difficiles et marquent rapidement son regard. Son doigt vient heurter les cernes qui nichent sous ses yeux. C'est donc cela qu'on appelle communément des valises. Des valises qui témoignes des voyages ensommeillés trop peu nombreux, des rendez-vous avec la lune trop fugaces.

Ainsi le rude constat tombe : en tout point, elle vieillit.

Un phénomène qu'elle sait naturel qui pourtant la contrarie. Elle prend seulement conscience du temps qui passe, un peu trop vite. Elle se remémore les plaintes des anciens, et une sueur froide l'envahit. Au rythme de la perle salée qui glisse de son font à son menton, sa vie défile sur l'écran aux moulures de bois faussement vieillies, qui avait capturé un peu plus tôt son reflet. Les images floues de souvenirs heureux couronnés de bougies et de jours pluvieux réveillent sa nostalgie. Les embarrassants font leur arrivée, comme cette fois où, traversant le magasin avec un pan de sa robe coincé dans le haut de son collant, elle offrait une vue sombre sur son popotin. Et puis l'heure des moins drôles, des difficiles, ceux qu'elle aimerait oublier.

 Naturellement, face à cette projection inattendue, les questions fusent : Était-ce il y a si longtemps ? Avait-elle bien fait les choses ? Ses choix étaient-ils les bons ?  Son regard fixe ses iris qui l'observent avec frayeur.

Soudain, elle ferme les paupières et le mot "stop" brave ses lèvres encore entrouvertes sous le choc de la découverte.

Lorsque ses yeux se redécouvrent, elle voit, beaucoup de cheveux et toutes ses dents. C'est vrai, pas une ne manque à l'appel. Ses mains qu'elle caresse sont encore lisses. Elle se pince la joue, pour appréhender la plasticité de sa peau qui revient sans faille à son état d'origine.

Et puis elle aime se faire peur en regardant dans l'obscurité des films angoissants, comme les enfants. Elle rit aux blagues de bas étages qui se composent d'excréments. Elle chante et danse sous la pluie, saute dans les flaques sans craindre les conséquences. Et il y a, ces musiques fortes qu'elle écoute dans un désordre adolescent.

Malgré toutes les alertes, les bougies soufflées, elle avait oublié que le temps passe vite. Est-ce une défaillance de sa mémoire ou l'insouciance de son esprit juvénile? Peu importe, elle n'a pas le pouvoir de changer le cour du temps. Alors pour conjurer le sort, elle sort sous une pluie diluvienne et se dirige vers le parc abandonné par les enfants. Elle s'installe sur la balançoire, élance ses gambettes pour ne plus toucher Terre. Si fort, toujours plus vite, elle vise le ciel.

Mais "stop" pas trop vite se dit-elle. Pas tout de suite, pas encore. Un sourire fend son visage humide, ses cils se réunissent sous le poids des gouttes en de petits amas sombre. Un regard de poupée qui examine les couleurs de ce monde. Cet endroit si particulier dans lequel vit, son passé, son présent et tout ce qui reste à inventer. Vivre ce qui n'a pas encore été fait, ou revivre, comme ici sur cette balançoire un peu trop petite aujourd'hui, cette sensation de liberté.

Le ciel éclairci, sonne la fin de sa récréation et elle prend le chemin du retour dans ses bottes rouges sur lesquels dansent des points blancs. Accompagnée d'une eau chaude à la saveur mentholée, elle réchauffe son corps vieillissant et apaise son esprit enfantin en croquant dans une madeleine. Sous une couverture bien trop douillette pour ne pas se lover, elle regarde un film en noir et blanc en imaginant les dialogues de ces acteurs muets, toujours absurdes et empreints de légèreté. En scrutant ces images, dont la texture la charme toujours, elle comprends que cet humour qui l'a fait tant rire et les sujets abordés n'ont finalement pas pris une ride, seule la photographie révèle son caractère d'antan.


Ainsi, elle décide d'accepter le temps qui passe à condition de ne pas complétement changer, à la manière d'un long métrage où les couleurs sont ailleurs que dans l'image.




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