L'inconnue de César

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Professeur émérite en science des mathématiques, César avait toujours traqué les inconnues. Le langage acquis, ses premiers mots ne furent que questionnements sur son environnement. Ainsi, il veillait à nommer tout ce qui l'entourait, que ce soit un fait, un objet, une émotion. Tous se devaient de porter la fière étiquette qui les caractérisait. C'est donc tout naturellement que son cursus scolaire s'établit.

Armé de son esprit et d'une craie, il déchiffrait les mystères des équations avec panache et grande application. Le résultat, au delà d'être une victoire en soi, lui permettait de préciser son inconnue. De lui offrir une existence à la hauteur de son statut. Il ne l'avouait jamais, car cette science ne pouvait être considérée comme un jeu, mais le challenge de la découverte, cette exploration statique le faisaient vibrer. Car dans l'étrange esprit de César, ce qui n'était pas connu n'avait pas de sens, et ce qui n'avait pas de sens n'avait pas de conséquences connues. L'univers n'étant à ses yeux qu'une succession de conséquences logiques, définir ce qui découlait de ce mystère était primordial. Ainsi pour pouvoir réagir, faire face aux événements à venir, il devait naturellement donner du sens, autrement dit, dans un premier temps, nommer l'inconnue.

Ce matin là, précisément à onze heure, comme le voulait la logique de son parcourt, la nouvelle postière se présenta devant le portail et reprit sa tournée. César sortit pour aller à la rencontre de sa boite à lettre. Cela faisait deux jours de suite, qu'elle lui glissait du courrier. Un fait étonnant pour César qui n'avait rien à recevoir, si ce n'est ses factures le quinze de chaque mois. A l'intérieur, il découvrit une enveloppe rose pâle. Bien que l'écriture soit brouillonne, il perçut rapidement que la destination ne consignait aucunement son adresse. La curiosité de César, qui n'était plus à prouver, encouragea son doigt à glisser dans la fente du papier mal collé, sans doute le résultat d'une salive trop peureuse. Il l'ouvrit en rebroussant chemin sur son allée parfaitement pavée, bordée de buissons tantôt isocèles, tantôt circulaires. L'adresse, tout comme le contenu du message, le laissèrent perplexe. Une suite de lettres qui ne formaient pas de véritables mots, de prime abord. Une fois les volets déployés du tableau noir qui occupait le mur principal de son petit salon, il effaça vigoureusement les quelques victorieuses traces de calcaire. Le premier mot, qu'il définissait davantage comme une suite illogique de lettres vint y prendre place. La première étape consista à chercher sa provenance, ou au moins une similitude, auprès des langues étrangères. Ce fut un échec cuisant. Un écriture alphabétique, entourée de quelques dessins, la jonction des lettres ne s'apparentait ni au latin, ni aux langues nordiques. La nuit à fixer le sombre tableau ne lui offrit aucune piste. Probablement écrite par un main féminine pensa César au petit matin en glissant son doigt sur la rondeur des boucles, et à la hâte car les dites phrases n'étaient guère linéaires.

Au bout d'une semaine, la certitude qu'il faisait face à un langage codé, bien qu'il ne se rapprochait d'aucun système connu, fut une avancée. Si tel était le cas, il s'agissait là, de la plus grande équation de toute sa vie, car tous les mots étaient pour l'heure des inconnues.

Au fur et à mesure, il annula ses rendez-vous avec le sommeil. Ses yeux bordées par des poches sombres faiblissaient devant ses élèves désintéressés, jusqu'à se clore systématiquement durant les contrôles hebdomadaires et silencieux. De fait, les conséquences ne le surprirent pas. Il atterrit dans le bureau de la direction qui le congédia pour une semaine de repos forcé.

Dans sa maisonnette, les voisins curieux l'observaient faire les cents pas en agitant les bras. Ses conversations solitaires devinrent de plus en plus longues et régulières. Les questions se multipliaient, les éventuelles réponses divisaient, à cela, s'ajoutait la fureur de l'impasse et se soustrayait son engouement des débuts. Le résultat lui résistait, mais César se persuadait qu'il trouverait, car abandonner, ne faisait certainement pas parti de son vocabulaire.

Rapidement sa barbe poivre et sel prit possession de son visage, ses cheveux hirsutes et la tâche sur son T-shirt inchangé trahissaient son hygiène déplorable. En quelques semaines, il passa du statut de génie à celui d'aliéné. Chaque jour l'obsession de découvrir la nature de cette lettre le rongeait, et plus elle le rongeait, plus il la regardait fixement sans ciller. Un grognement victorieux fit vibrer les vitres de la maisonnette lorsqu'il crut résoudre le mystère du premier "mot". Une fausse alerte. Ses écritures se mirent à dépasser le cadre du tableau noir et recouvraient un peu plus chaque jour les murs adjacents. Les semaines devinrent des mois, puis des années. Et plus elles s'écoulaient, plus tout devenaient secondaire, jusqu'à ses besoins les plus vitaux.

L'inquiétude des voisins grandissaient, ne le voyant plus sortir à heure fixe tous les jours de la semaine, même en l'absence du passage de la factrice, pour vérifier le contenu de sa boite à lettre. Pourtant les factures s'entassaient et la postière finit par tirer la sonnette d'alarme. Car en dix ans, les apparitions bien que fugaces de César étaient, à la manière de l'Angélus, une indication fiable quant à l'heure de la journée.

A sa mort, les médias prirent l'affaire très au sérieux. Ils diffusèrent la lettre, que César avait gardé comme un trésor, dans tous les journaux. Sans doute voulaient-ils connaitre à leur tour son véritable contenu. Ses voisins aussi tentèrent leurs chances. Dévorés par le besoin de comprendre les raisons de sa folie, ce qui avait entrainé la perte de cet ancien professeur émérite, tous semblaient en proie à ce qui fut sa plus grande équation. Car les causes de l'arrêt inopiné des fonctionnalités de son corps demeuraient elles aussi inconnues.

A l'autre bout du pays, une jeune femme installée dans une salle d'attente attrapait le journal du matin, dont la couverture l'intriguait. Elle découvrit avec stupéfaction la lettre en première page. Ses yeux s'embuèrent en lisant le message qu'elle seule semblait capable de déchiffrer. Puis ils défilèrent à toute vitesse sur l'article emplit de questionnements qui accompagnait sa lettre. En repliant le papier légèrement grisé, elle sentit son corps se nouer de culpabilité. La lettre n'était pas destinée à cet homme. Elle avait attendu naïvement une réponse qui n'arriva jamais. Née sous X, elle écrivit cet étrange message, en caressant le doux espoir qu'il arriverait comme par magie, dans le foyer de ses parents inconnus. Pour braver les portes de l'orphelinat, elle inventa son propre langage secret, qui naturellement leur serait familier, puisqu'ils étaient liés.

Tout comme César, elle n'eut jamais la réponse à ses questions. L'inconnue, les inconnus n'eurent pas l'ombre d'un nom.



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