Comme tous les parents je m'étais fait à l'idée qu'un jour elle tomberait. Elle et tant d'autres. J'avais au début de la grossesse de ma femme envisagé de dénicher la réponse. Mais la vie moins calme, le temps se dépêchant d'avancer et mon intérêt porté à ce sujet étant peu développé, j'avais fini par oublier de chercher. Alors ce jour là, à l'image de mon fils qui n'avait pas fait ses devoirs de coloriage, quand la question se posa comme un cheveu qui après s'être noyé dans la soupe remonte à la surface, je me sentis décontenancé. Pris dans les mailles d'un filet. Avaler le cheveu n'était pas franchement confortable, l'extirper encore moins.
Qu'allais-je donc répondre à cette question qui, du plus loin que je me souvienne, était toujours restée sans réponse ?
Dans les grands yeux ronds de mon enfant, je me transfigurais en être d'une intelligence suprême, doté d'une force surhumaine. Aussi, je me refusais à transformer cette fausse vérité et à accepter la défaite au risque de décevoir celui pour qui j'étais devenu un peu meilleur. Du moins pas pire. Également conscient que bien trop rapidement les mots vieux con, ignare et possiblement ingrat me qualifieraient. Une autre facette du boulot de père que je ne me sentais pas prêt à vivre. J'avais donc à cœur de rallonger le temps et de ne rien précipiter.
Aussi, pour toujours briller, je feignis une profonde réflexion en fixant l'objet de sa question. En réalité, les pourquoi se multipliaient dans mon esprit sous les billes immensément conquises de mon fils qui me pensait à tort porteur de réponse. J'allais céder au mensonge. N'étant pas certain qu'un jour il trouverait la vérité, je me décidai à lui livrer mon histoire sans trop de remords. Juste pour le plaisir de me sentir fort une nouvelle fois. Persuadé que mes élucubrations allaient devenir paroles de prophète pour ses oreilles heureusement et délicieusement naïves, je me lançai sans filet et sans peur d'être contredit, ma femme n'étant pas dans les parages.
Je lui racontai le récit de cette jeune femme qui l'avait peint ainsi faute d'autres couleurs. Au début, il n'y en avait que trois, qu'on nomma les couleurs primaires. Le destin étant ce qu'il est, il s'avérait qu'elle avait pléthore d'une d'entre elles.
En déblatérant, je me souvins que mon incompétence était de notoriété publique quand il s'agissait d'inventer des histoires. Cet étrange manquement m'ayant valu la naissance de ce petit être merveilleux, je n'avais jamais songé à m'améliorer. Je comptais pleinement sur un miracle pour venir à bout de mon joli mensonge. Bien sûr, mon fils qui me scrutait avec attention n'avait que faire de me cacher ses émotions. Sa moue boudeuse me disait, sans l'ombre d'un doute, que je démarrais assez mal.
Finalement c'était le nombre de couleurs qui lui déplaisait et non mon début hasardeux. Trois c'était trop peu, pas très amusant. Pour me faire mousser, je lui expliquai que tout le monde n'était pas doté de parents formidables qui offraient une palette monstrueusement riche et éclectique. Et puis les feutres à l'époque étaient une denrée rare. Il se mit à m'observer avec ce sourire ravageur. Le même qu'il utilise sans la moindre hésitation ou contrition lorsqu'il désire plus encore. Celui qu'il sait me faire céder, quand mon corps se transforme en un nuage de tendresse pour qu'il vienne s'y nicher. Mais contre toute attente il ne fit rien, ni ne demanda plus. Il s'échappa tout guilleret. Surpris mais pas dupe, je profitai de cet instant de liberté pour essayer de peaufiner, ou plutôt inventer la suite de mon histoire qui pour l'heure n'en avait pas.
Plus rapide que ce que j'espérais, il revint tranquillement s'installer à mes cotés et me tendit avec un naturel déconcertant sa trousse de feutres, sous entendant : je veux bien lui prêter pour que ton histoire soit moins ennuyeuse. Malgré le geste altruiste de mon fils, et la fierté qui me titillait, mon merci sonnait faux. Piqué par sa spontanéité et sa sincérité, lui qui ne savait encore que vaguement parler, je me pris à songer, le cœur gonflé, à toutes ces autres déceptions à venir, à tous ces moments où mes incompétences me seraient renvoyées en pleine figure. Lorsque de sa toute petite main il me ramena dans son droit chemin.
Malgré sa généreuse attention, le mal était donc fait, la jeune femme bénéficiait de peu de couleurs en ce temps là, pour faire ce qu'elle avait eu à faire. Pour qu'il y ait plus de couleurs, il fallait regarder ailleurs. Ainsi j'eus droit au second pourquoi.
Je m'engouffrai dans une explication qui me sembla logique, et que j'espérais facile. Comme presque toutes les bonnes inventions, celle-ci était née d'une étonnante erreur. Parfois c'était bien et nécessaire d'en faire. Il serait faux de penser qu'à cet instant je cherchai à me justifier de quoi que ce soit, ou à préparer le terrain pour les années à venir. En réalité, il m'était brusquement apparu important qu'il comprenne, grâce à mon mensonge honteux, des vérités bien humaines.
Le lendemain, l'étalage de la couleur terminé, elle déposa un peu de jaune sur sa palette pour parfaire la grosse bulle un peu plus haut. Et lorsque ces deux couleurs se mélangèrent, comme les parents se mélangent pour faire des enfants, la jeune femme vit apparaître une étrange couleur qu'on nomma bien plus tard : le vert.
Mon enthousiasme et ma maladresse me poussèrent à aborder un sujet qui n'était guère d'actualité. L'impact de mes mots vérifié par son visage de marbre, non mécontent d'échapper au potentiel troisième pourquoi, je repris quelque peu chancelant mon récit en forçant sur le premier terme, voulant à tout prix faire disparaître le sujet esquissé.
Elle succombait donc à l'attrait de la nouveauté, et décida de l'utiliser avec beaucoup d'entrain. Ce qui expliquait sans mal la quantité faramineuse de cette teinte. Du moins, c'est ainsi que je me pris à justifier intérieurement mon manque de motivation certain. La texture étant très différente du reste, je reconnus qu'avec son pinceau trop petit et fin, le coloriage trait par trait s'était avéré fastidieux, nous offrant un effet quelque peu fouillis.
Flatté de le sentir convaincu par mes âneries, je relâchai mes épaules jusqu'alors frappées d'une tension incommodante. Il me fit tout de même comprendre, régi par sa franchise naturelle, que le manque d'orange le tracassait. Je m'étais bêtement lancé dans une histoire où sa couleur préférée brillait par son absence. Pour redorer mon blason de formidable père, je devais trouver une stratégie pour qu'elle prenne part à ce terrible mensonge. Jouant cette fois la carte de l'honnêteté, je lui expliquai qu'il y en avait parfois, mais pas toujours. En fouillant dans sa trousse je sortis le feutre à la mine usée et lui proposai, à court d'idée, d'ajouter où il le souhaitait un peu de ce qui lui semblait manquer. Il pouvait désormais dessiner comme la jeune femme ou presque. Dans mes bras, armé de son crayon, je l'invitai à peinturlurer le monde qui manquait, c'est un fait, de bien des couleurs. Quelques feuilles se renouvelèrent, mais les étoiles restèrent inatteignables. Mon vilain mensonge devenait une sorte d'évidence insoupçonnée, le monde pouvait d'une certaine façon évoluer, changer, à l'image de la couleur du ciel.
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Rien que des histoires
Historia CortaCe sera peut-être un recueil de courtes histoires...