Songe d'une nuit d'ivresse

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Écoutant la mélodie des astres noctambules qui se chuchotent, elle réagence les étoiles, une à une pour créer le chemin doré qu'elles réclament. Chatouillées par la lumière des unes, les endormies se remettent à scintiller, prêtes à guider les pas de ceux qui oseront les fouler. Les siens ne se font pas prier, quand les portes se referment dans un souffle réservé. Sans doute le sien, enfin libéré ou peut-être celui d'un monde qui se délecte d'exister.

Elle observe les mouvements étonnants qui l'entourent. Se perd dans cette danse envoûtante qui raconte des histoires séduisantes. Dans lesquelles le temps serait capable de distorsion et les époques d'emmêlement, de confusion. Absorbée dans cette valse à trois temps, elle s'autorise à parler de lui parce qu'un autre porte ses traits un peu plus loin, au beau milieu de la foule, une cigarette solidement maintenue entre ses lèvres fines. Où peut-être est-ce vraiment lui ? Elle s'accorde le temps des détails. De ses cheveux qui ondulent, tombant légèrement sur le front, à son regard qui se perd et contredit cette dureté qui subsiste. Sa chemise débraillée, démodée ressemble à ses souvenirs. Contrairement à la démonstration de son corps qui se revêt d'un rôle qu'elle ne lui connaît pas. Celui sans doute de sa vie d'avant. Son cœur s'arrête un instant face aux doutes qui s'étiolent. Les trois pas qu'elle effectue de ses jambes cotonneuses, approchant le passé dans un présent qui se rêverait futur, lui dessinent un sourire humide. Il est lui et l'incertitude prend alors son envol. Son pied se précipite pour entamer la dernière foulée, quand le monde s'obscurcit et se disperse, lui offrant le pâle reflet d'un effleurement tant convoité.

La voilà voguant dans des rues sombres et labyrinthiques, éclairées par des réverbères fantomatiques, sans l'ombre d'une angoisse qui la pourchasse. En équilibre sur le rebord d'un trottoir, elle se jette dans le précipice de cette voie désertée. Amusée par cette enivrante légèreté, elle saute au dessus des égouts, les souliers immaculés lorsqu'une maison de maître apparaît. Sa hauteur et sa prestance la laissent rêveuse. Ses airs de château trop discret, aussi. Distraite, elle en oublie les plaques contenant le monde d'en dessous pour s'envoler à la conquête de l'inaccessible. Installée sur le toit, elle se délecte de la beauté de l'unique teinte de cet étrange tableau, dont l'horizon a fait naufrage. Dans un silence qui se murmure, elle accepte de lui offrir les tuiles de sa vie. Ces imperceptibles riens, ces inaudibles touts qu'ils échangent lui embaument le corps d'une chaleur irréelle, exaltante. Elle éprouve l'envie soudaine d'envoyer valser ses godasses sur le fil en attendant une étincelle, un feu d'artifice à petite échelle. L'esprit enjoué, elle retrouve la rue jusqu'alors inanimée pour contempler ce semblant de ciel qui crépite. Se laissant porter par la fraîcheur et la douceur des pavés que goûte la plante de ses pieds.

Les étincelles disparues, elle déambule jusqu'au bout de l'impasse, où divines et brillant de mille et un feux, des lumières la réclament. Voulant plus de hauteur, elle emprunte une roue qui tourne à l'envers. Le monde à ses pieds nus a des airs de fourmilière. Et les petites choses qu'elle voit arpenter le plancher de biais se multiplient. Le tour se termine, au bord de la Terre elle saute pour profiter de ce drôle d'endroit ou rien ne va droit.

Elle bave sur les odeurs et s'interroge quant à la provenance de ces inconnus. Savoure leurs sourires faisant naître une larme qui décide de se mouvoir pour s'émouvoir à la vue de tous sur son visage. Elle la sent glisser le long de sa tempe avant de poursuivre le ballet sur son front et défier la gravité. Elle écoute leurs regards, contemple leurs mots qui flottent tendrement. Elle danse le silence. Garde l'éphémère et délaisse le temps qui la distance. Au beau milieu d'un escalier, elle s'interrompt pour figer les possibilités qui s'offrent avant de s'en saisir. Descendre pour mieux monter, puis inverser jusqu'à s'essouffler. Entre deux marches, elle décide finalement de ne pas choisir. L'avant et l'après perdent leurs valeurs face à l'instant. Elle énumère les indicibles, omet les convenances, fait abstraction de ses torts et ses travers tandis que le monde s'exprime ainsi. Frivole, s'offrant sans artifice, ni voile occultant, elle oublie tout ce qui se juge trop important. Et lorsque les lumières quittent doucement le ciel, elle s'allonge sur une plage où la solitude prend la forme d'une compagnie agréable. Les joliesses livrées se confondent avec le chant des vagues qui terminent leurs aventures. Chatouillée par les grains de sables intrépides, à l'heure où le monde bientôt s'éveille, elle regarde la lune comme on regarde une vie qui s'échappe. A demi-voilée, si lointaine et pourtant ivre de promesses ensommeillées.

L'aube s'accompagnant d'un crissement de camion la sort de sa rêverie. Recroquevillée sur un rivage oublié, elle lorgne sur l'être qui vrombit fortement à ses cotés. Les ronflements lui semblent inconnus autant que l'ombre de celui dont les effluves surpassent celles des détritus. Difficilement, elle se lève, se fait interpeller par l'homme en combinaison trop luminescente pour ses yeux fatigués. Poisseux et humide, le sol la rappelle à ses pieds dévêtus lorsqu'elle regagne les chemins de bitume. Le plus court est semé de marches qu'elle grimpe en clopinant sans un regard en arrière. Arrivée aux confins de son monde, encore tourbillonnante, elle entrevoit l'homme du kiosque à journaux, tige plantée dans le bec, sourire usuel en vociférant les nouvelles du matin. Pas meilleures qu'hier et sans doute moins pire que demain. Entre les mots lancinants et les odeurs gourmandes du petit jour, admirant un monument intimidé par tant d'éloignement, se dressent quelques touristes de biais, jouant les contorsionnistes pour mieux contempler.

L'air enivré de son quartier prend possession de ses poumons avant que le silence ne puisse s'écouter. Laissant ainsi la mélodie se jouer encore en elle le temps de quelques instants. Porte close sur le monde, elle réagence les rideaux pour laisser la pénombre s'installer. Sur le matelas marqué par l'absence d'une nuit, son corps presque inerte s'échoue tandis que son sourire se perd entre les oreillers. Les faibles lueurs qui parviennent à traverser la fenêtre lui rappellent que la lune, déjà lointaine, n'a d'autres choix que de l'oublier. Qu'un nouveau jour paisible s'en vient. Que le songe d'une nuit d'ivresse garde en mémoire ses charmes illusoires. L'obscurité étoilée demeure la plus douce alliée pour redessiner les courbes de ses chagrins, de ses déboires. Elle exalte ses sens, réinvente ses vérités, qui débordent sur la réalité pour combler le vide abyssal de ce que fut cette nuit d'été. Son regard endormi glisse sur la table de chevet sur laquelle trône, comme une promesse en éveil, un verre à moitié plein de lumières.



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