La disparition de Monsieur Spence

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Assis sur une butte de terre, au coin du terrain vague, comme tous les jours que Dieu fait, Boby et Jojo sirotaient leur jus de canneberge version poivrot.

- Boby, dis, tu touches toujours ton alloc' ?

- Bah ouais pourquoi ?

Sans bouger Boby observait les trois gamins débraillés qui jouaient au football entre les mines canines.

- Bah... J'ai une idée pour faire du fric.

- Ah putain, il a failli mettre la merde dans le but ! T'as vu ?

Jojo arracha la liqueur amère des mains de son ami d'un geste vaguement maitrisé, ce qui n'eut aucun effet.

- Oh ! J'te parle Boby!

- Ouais... Ouais... Mais tu vois avec mon cœur à la con, je peux pas faire des boulots à la con.

Le moins poivrot, qui n'avait consommé qu'un tiers de la précédente bouteille, frappa d'une main presque ferme le dos de Boby, qui poursuivait avec assiduité l'observation du Match.

- Je suis bien au courant, qu'est-ce que tu crois...

L'homme à l'ébriété incontestée se retourna presque vivement en direction de son ami. Il attrapa le goulot, qu'il déposa sur ses lèvres en secouant la tête pour l'encourager à continuer, le liquide s'écoulant désormais hors de son gosier.

- Alors voilà. Y a un mec qui est mort.

- Qu'est ce que tu veux que ça m'foute ?

- Attends...

Il observa de gauche à droite les environs en haut de son talus pour s'assurer qu'aucune oreille attentive ne l'écoutait. Une fois convaincu par l'absence d'âme qui vive, il reprit à voix basse :

- Un certain Monsieur Spence, un gars super riche.

- Comment tu sais ça ?

- Les internets.

- Et qu'est-ce qui te dit que c'est vrai, idiot ?

- Ça ment pas les internets.

Boby secoua la tête à présent certain que son ami disait vrai, il faut dire qu'il avait de sérieux arguments.

- Donc le mec est riche. Je me suis dit qu'on pourrait le kidnapper... Par contre, si on le fait faut pas trop que tu boives, tu vois ? Parce qu'il faudra de la force et tout...

Après une bonne rasade, le poivrot en question acquiesça. Jojo n'avait pas toujours de bonne idée, mais pour une fois elle lui semblait sûre. Et puis il était un peu une tête pensante, raisonnable. Ça on lui avait toujours dit.

Le lendemain soir, les deux hommes encagoulés entrèrent dans le crématorium. Il ne fallut que quelques secondes avant que les sirènes ne se mettent à sonner, déchirant leur tympans. Boby, qui avait tout prévu guida Jojo d'une main de maitre. Ils attrapèrent le cadavre et avec une rapidité étonnante, le jetèrent dans le coffre de la voiture. Il faut dire que ce jour là, ils n'avaient bu que quatre bouteilles.

Lorsqu'il arrivèrent sur le terrain vague, Boby sortit une couverture décatie et la posa derrière la butte pendant que Jojo, en meilleure forme tirait le cadavre jusqu'à l'emplacement secret qu'ils avaient choisi d'un commun accord. Armé de sa lampe frontale, Boby ne put s'empêcher de planter son doigt sur la joue amaigrie du macchabée. Histoire de voir ce qui pourrait se passer. Or, il ne se passa rien.

- Bah merde...c'est à ça qu'on va ressembler un jour ?

Jojo gesticulait dans tous les sens, plus concentré que jamais, ou hystérique, le doute subsistait. La moitié de son corps finit dans la bagnole, les mains trifouillant sol, plafond et portières à la recherche d'un papier et d'un stylo. Une fois le Graal trouvé, il s'installa côté passager pour écrire le grand monologue de leurs vies. Au point final, un sourire satisfait naquit sur ses babines lacérées.

- Oh t'écoutes :  Bonjour alors voilà, on retient M. Spence en captivité, alors si vous voulez le retrouver il faudra nous en donner 10 000. Jojo et Boby.

Boby sortit de derrière les fagots accompagné de la cinquième bouteille en beuglant des syllabes incompréhensibles.

- Merde idiot faut pas signer ! Sinon je trouve que c'est bien dit!

Confus, le second poivrot s'affaira à masquer de rayures impropres leur deux noms tandis que l'autre tripotait le visage stoïque du cadavre en cherchant des réponses. Après tout, son petit cœur n'allait pas tenir bien longtemps, il était pourri depuis sa naissance et ses connaissances sur la vie après la morts s'apparentaient au néant.

- On chlingue après la mort quand même ! Pas sûr que mon cœur supporte cette odeur.

- C'est normal débile, c'est à cause des gaz dans le corps.

Le grand Boby, au corps maigre et au ventre rond avança vers Jojo qui relisait avec attention sa lettre.

- Tiens mon ami tu mérites une goulée...Pour ta grande intelligence.

- Ouais je sais on me l'a toujours dit.

Le lendemain, le visage terreux, il se réveillèrent à la lueur des premiers rayons. La terre c'était plutôt douillé, à condition qu'il n'ait pas plu. Jojo se leva très vite tant son idée lui paraissait brillante. Il courut presque chez le buraliste pour acheter son timbre avant de glisser la fine enveloppe tachée de moult substances inconnues dans la grande boite jaune. Boby, lui restait immobile en haut de la butte à observer une nouvelle fois les petits jeunes faire leur tournoi footballistique, en meuglant des stratégies plus qu'hypothétiques avec conviction.

Jojo rejoignit la butte sous les applaudissements de son ami. Il était fier, une telle intelligence n'était pas donnée à tout le monde. Alors il patientèrent, toujours accompagnés de leur liqueur amère. Sans nouvelle de la journée, Boby commença à s'impatienter. Lorsqu'une lueur éclaira son cerveau imbibé.

- On va prendre une photo comme preuve. Peut-être qu'elle nous croit pas la famille !

Il arracha des mains de Jojo le téléphone à clapet et s'éclipsa derrière la butte. Une fois la mission accomplie, il revint s'assoir à hauteur de son ami en lui montrant l'objet moderne.

- Jojo, je veux voir les internets.

- Ok attends, je vais te mettre dessus.

Non sans mal, il attrapa le cellulaire et tapa : Monsieur Spence le gars très riche et mort. De son gros doigt, à l'ongle noirci, il caressait l'écran pour faire apparaitre les photos de leur victime. Sa patience limitée, il était certain que son petit cœur fragile ne supporterait pas plus longtemps l'odeur pestilentielle qui se dégageait derrière son talus. Lorsqu'il parvint à trouver une photo de l'homme disparu, il alla naturellement la comparer au visage violacé de celui qui se cachait derrière la grande motte de terre, sous la couverture. Il lâcha soudainement le téléphone qui s'écrasa sur le nez du macchabée pour tenir son cœur qui s'emballait dans sa poitrine, en criant comme une petit fille affolée.

Jojo vint à la rescousse de son ami. Il lui tendit la bouteille presque vide et ce dernier lapait au goulot, car d'après le moins poivrot c'était un bon remède pour le cœur et les angoisses. Il fallut tout de même quelques minutes à Boby pour se remettre du choc qu'il venait de vivre.

- Jojo, le gars là, il ressemble pas du tout à Monsieur Spence et c'est les internets qui le disent.

Jojo se pencha sur le visage du macchabée pour récupérer le cellulaire. Il regarda attentivement l'image. Les sourcils froncés, il contournait de son doigt les courbes bouffies et violacées du cadavre. Pas encore certain, il colla l'écran au visage de celui qui gisait derrière le talus. Son regarde oscillait entre les deux hommes et bien que l'un semblait vivant, l'autre était mort.

- Bah merde t'as raison Boby ! T'as vraiment l'œil tu sais.

- Ouais...On me l'a déjà dit.




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