Une mélodie lointaine

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L'indifférence des gens autour, il s'y est habitué. Quelques regards s'esquissent naturellement sur lui sans jamais s'attarder plus de deux accords. Les corps le contournent avec aisance. Il ne s'en offusque pas. Il ne veut pas déranger. Il s'exécute simplement. Il pianote, discrètement. Se manifeste ainsi depuis si longtemps qu'il en a perdu la notion du temps. Les clients défilent, les nuits et les mélodies s'enchainent comme une ritournelle, si vivement qu'il oublie parfois sa propre existence. Le monde navigue tandis qu'il joue, que les notes s'affaissent sous le poids d'une aspiration. S'il flottait, peut-être le remarquerait-on davantage, et qui plus est, personne n'aurait à le contourner. Ses ancêtres avaient eu plus d'attention. L'engouement, la ferveur de l'auditoire n'était indéniablement pas la même. Leurs rythmes entrainants sonnaient le Jazz à son heure de gloire. Apogée d'une musique festive, les touches devenaient des marchent sur lesquelles ils étaient libres de s'envoler. Des étoiles brillantes sous des yeux comblés et fascinés. Mais les temps changent invariablement, la belle époque qu'il s'imagine parfois résonne comme un lointain souvenir. Rien de plus qu'un service offert pour les consommateurs trop peureux de l'ennui. Il a fini par ne plus rêver la folie.

Alors ce doux fond musical gracieux n'a d'autre volonté que de bercer l'homme taillé par un costume chic en proie au vague à l'âme. Il suit ses pensées qui inondent l'endroit. Invisibles d'abord elles se dessinent sur son visage qui se marque. Le cocktail à moitié vide et coloré qui l'accompagne présage la volonté d'oublier une vie morne et fatiguée. Et ses doigts s'y agrippent fermement. Ancrage d'une réalité qu'il voudrait changer sans réussir l'exploit de définir quel serait le point de départ. Le sol, s'y prête pourtant, solide et fiable on peut s'y élancer.

Quelques tables plus loin, la femme grandement bavarde, camouffle toutes les notes qui s'échappent, de sa voix haut perchée. Son discours manque de sens et d'éloquence mais s'accorde pourtant, sans qu'elle n'en prenne conscience, parfaitement à la musique et ses mi incessants. Elle ne s'arrête, déblatère sur sa vie à en perdre le souffle quand l'homme faisant face à son visage expressif à outrance, expire son désarroi, en lorgnant de tant à autre sur une cliente solitaire. Œillades discrètes à l'image des murmures qui divaguent dans son esprit animé par des si. Elle qui ne semble pas s'adonner à la parlote intempestive, celle qui écrit.

Sans doute inspirée par l'ambiance de ce café, elle ne saurait voir le monde autour qui déborde légèrement. Et même lorsque la serveuse lui dépose son verre armée d'un sourire chaleureux, ses yeux ne dévient pas de ses lignes où elle se noie habilement, comme un poisson dans l'eau d'un ciel azur. Avec une rapidité déroutante, elle maquille son carnet pour ne pas oublier. Et tous les qu'elle veut, se dessinent.

Le barman, de l'autre coté du comptoir, sert les clients gracieusement en agrémentant ses gestes de politesses agréables. Les boissons n'ont plus de secret, les clients par extension en sont démunis eux aussi. L'émotion se lit, comme l'avenir dans le marc de café, égaré au fond d'une tasse. C'est ainsi qu'il aime à le penser. Cette scène ouverte qu'il observe tous les jours n'a plus rien à cacher, puisqu'il est sans trêve la. Un ballet incessant rythmé par celui qui joue sa ritournelle. Si lointaine qu'il ne saurait définir le contenu des airs qui baignent le lieu.

Mais son effacement est réconfortant et apaise les solitudes profondes ou éphémères. Celles qui s'attendent patiemment pour se retrouver ou encore celles auxquelles il est préférable d'échapper. Il s'accorde simplement aux discussions volages, aux pensées flottantes, à tout ce qu'il est possible de faire naitre. Miroir insoupçonné des âmes qui se perdent. Il ne prend guère plus de place que celle nécessaire pour le contourner. Et il écoute, comme on regarde la pluie. Quand à son intensité, on devine ses chagrins pour mieux l'accompagner.

Un corps trainant au fond, caché dans l'alcôve, les yeux clos, tapotant jusqu'alors sur la table nue avec douceur au son d'un fa-do, s'avance d'un pas tranquille. Il se penche et délicatement s'installe sur le tabouret. Interrompant ainsi la modeste mélodie. Des accords se libèrent quand ses doigts viennent effleurer les touches qui jouaient des mécaniques mondaines. L'auditoire apathique se réveille, une once d'émerveillement dans le regard. L'homme au cocktail oublie ses pensées, la femme se tait, le conjoint détourne le regard de l'écrivaine qui rejoint les murs du café. Et le barman se délecte de ce ballet singulier.

La mélodie n'est pas plus jolie que celles que fredonne tous les jours, de l'aube au crépuscule le piano mécanique. Il y a seulement quelque chose de plus. Quelque chose à contempler. Qui s'agite et semble vivre la musique. Qui s'impose et appelle l'admiration. Qui attire toutes les attentions. Le piano en flottaison dans l'atmosphère semble rayonner. Devenant palpable le temps d'un instant, le souffle d'un moment factice, d'une liberté tant espérée. La dernière note résonne, le pianiste croule sous les mains qui se rencontrent avec envie. Le piano, quant à lui retourne à ses mélodies. A l'image des clients du café qui reprennent là où le temps c'était arrêté. Là où leurs habitudes les avaient menées. A leurs politesses, à leurs volonté d'oubli, à leurs désirs inavoués, à leurs besoins de combler les vides insensés. Aux partitions mécaniques, qu'ils exécutent chaque jour, sans main, ni clavier, sans être contemplé. Si discrètement.

Et même s'ils ne le disent pas, s'ils ne le savent pas, s'ils viennent aussi régulièrement ne pas écouter le piano mécanique, qui a perdu sa splendeur d'antan, c'est sans doute pour que la mécanique de leurs vies s'accompagne d'une douceur similaire et infinie. Pour se laisser bercer par celui qui guide de l'aube au crépuscule les somnambules qui ne se sont pas endormis.


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