Les dragons de la nuit

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Alice est prête. Le manche froid de l'épée planté dans la paume de sa main, la lame brillante droit devant, elle attend. Elle sait qu'ils ne vont plus tarder. Ce n'est plus qu'une question de minutes. Le soleil apeuré s'est caché depuis maintenant bien longtemps. C'est la nuit qu'ils surgissent. Les nuits sombres, lorsque le monde s'éteint. Lorsque les rêveurs s'oublient.

Elle scrute l'horizon de son œil aguerri. La lune, tout aussi farouche que la grande étoile, a fini par se voiler. Des gigantesques bâtiments mornes, n'apparaît aucune lueur. Les quelques arbres bordant les trottoirs ont perdu leur attrait, devenant des ombres ondulantes et menaçantes. S'abattant avec une rare vivacité, la pluie ne facilite pas son exploration.

Un jour, on lui avait dit que la nuit tous les chats étaient gris, mais eux n'en sont pas. Elle le sait. Le rideau diluvien n'est qu'un des nombreux obstacles qu'Alice saura surmonter. On lui a appris que la facilité était pour les lâches. Alors rien ne l'arrêtera ce soir. A l'image de toutes les autres nuits, elle fera ce qu'elle estime être son devoir : sécher les larmes du monde.


Son nez légèrement en trompette retroussé, elle se concentre en plissant les yeux, certaine que son regard serpentera aisément entre les gouttes. Les multiples entraînements ne peuvent être vains.

Ce décor qu'elle sait faussement paisible, ne va pas tarder à lui révéler sa vraie nature. Alors, elle attend. Encore un peu. Avec la patience de ceux qui n'en n'ont pas. Lorsqu'enfin le vrombissement se fait entendre. Leur colère gronde, faisant trembler le sol. En n'importe quel lieu, derrière les tours de béton, à l'angle des rues, nichés dans les sous-sols endormis, ils errent, à l'affût du moindre mouvement.


Apparaissent droit devant et bravant le déluge, les deux yeux rouges et flamboyants d'un dragon. Déchirant la pénombre avec ardeur, Alice frisonne sous le poids de cette vision. Une profonde inspiration, le temps d'attraper à deux mains son courage et elle se lance. Avec un énergie surprenante, dans un silence religieux, elle pourchasse la bête, sans manquer d'agiter son épée pour l'atteindre. Mais cette dernière, plus rapide, fuit et s'enfonce précipitamment dans l'obscurité du monde.

Pourtant consciente qu'elle ne peut gagner à tous les coups, Alice crispe ses doigts, devenus blancs, sur le manche, en maintenant son épée droit devant. Car les dragons ne rôdent jamais seul.

Surgissant de nulle part, deux yeux rouges en forme de larges amandes, s'étendent à travers la pénombre. Bien qu'effrayée par autant de d'incandescence, Alice reprend sa traque, sans perdre le nord. Celui-ci , elle l'aura.

S'approchant d'un peu plus près, elle frappe à plusieurs reprises de toutes ses forces. Enfin la bête faibli, son rythme ralentit. Le dragon immobile, Alice en profite pour lui assener le coup de grâce en affichant un rictus satisfait tandis que ses yeux flamboyants s'éteignent.

A la vue de la bête gisante sur le bord du trottoir, l'euphorie de cette victoire envahit son esprit. Le souffle retenu jusqu'alors se libère. Alice se félicite secrètement, sans pour autant se désarmer. Son regard poursuit sa quête entre les gouttes. La nuit s'annonce longue, mais elle se sait capable de la faire s'envoler.


Soudain une éblouissante lumière éclaire son dos, lui laissant la vision de son ombre devant elle. C'est à son tour de s'enfuir. Et vite. Les dragons aux yeux jaunes sont les plus voraces. Ils chassent, comme elle.

Abattant promptement son arme à gauche de son corps pour se protéger, elle sent les puissants éclats se rapprocher de plus en plus près. Il va probablement l'attaquer de son geyser de flammes.

Aussitôt, un sentiment d'impuissance l'inonde. Elle avait déjà vu luire ses yeux jaunes, mais jamais d'aussi près. La tête baissée, priant de toutes ses forces, Alice cherche péniblement un endroit capable de la protéger. Seulement, la pluie s'est encore épaissie et sa vision se trouble. Sans la lune, elle n'est plus certaine de retrouver un jour le soleil.

Lors de toutes ses balades nocturnes, elle voit les yeux des dragons qui dansent. Le monde devient féroce, basculant invariablement dans la terreur. L'obscurité est le monde des monstres, et elle le sait. Elle sait aussi que s'ils s'y réfugient c'est pour mieux dissimuler leur laideur. Que la nuit, tous les yeux des monstres scintillent pour attiser la peur dans ceux, de celui qui les chasse.

Alors naturellement, son corps se fige lorsqu'une chaleur commence à naître dans son dos. Elle doit désormais se préparer à sa fin. Ses paupières se scellent pour ne pas voir s'approcher la lumière brûlante, qui n'est pas celle du soleil. Elle s'en rapprochera, dans l'autre monde au dessus des nuages, au dessus des dragons. Celui des gens trop courageux.

Brusquement le vrombissement s'interrompt. Immobile, la peur s'empare de tous ses membres, s'insinuant douloureusement jusque dans ses os. Elle n'est pas prête pour là-haut.

Elle aimait combattre vaillamment les dragons, pensant adoucir son monde quand la nuit s'enfuit. Elle en avait fait disparaître une bonne dizaine, assurant le levé du soleil pour les habitants de la terre.

Ainsi, Alice espère qu'on se souviendra de son immense bravoure, de son héroïsme légendaire. De celle qui avait l'audace de combattre les dragons.

De sa manche, elle sèche les larmes qui coulent à présent sur son visage. Elle se doit de les faire disparaître, car elles ne sont pas le reflet de toutes ses nuits. Mais seulement de celle-ci.


C'est alors que des bras s'enroulent autour de son petit corps frêle et frissonnant pour la sortir du véhicule. Elle entrouvre les paupières, les gouttes sur ses joues rencontrent celles du ciel. Les dragons sont partis. Un jour elle demandera pourquoi ils sont là.


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