Le temps d'un été

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- Etes-vous disponible dès lundi ?

J'acquiesçai avec enthousiasme. Mon été s'annonçait riche et mon frigidaire bien rempli. Pour les deux prochains mois, j'intégrais l'unité Alzheimer de ce petit hôpital perdu au milieu d'immenses champs d'Helianthus, saluant passionnément le soleil. Sur le trajet du retour, j'observai les volets clos des maisons inanimées. La place centrale ne comportait qu'une fontaine déshydratée, dont les pierres s'effritaient sous le poids du lierre. Les habitants semblaient avoir déserté le village. Le vent absent,  les brindilles semblaient immobiles, comme une pause cosmique à laquelle je venais par ma seule présence de mettre un terme. Je poursuivis le sourire plaquait sur les lèvres à la vue des dunes de blés qui, un peu plus loin, encadraient ce petit morceau de monde. Le calme qui régnait ici semblait apaisant pour la citadine que j'étais.

De retour au cœur de l'agitation ,j'ouvrais les manuels usés et cornés par le poids des lectures, qui me promettaient les réponses à mes questionnement. Je surlignais,tentais d'enregistrer les symptômes de cette maladie et tout ce qui s'apparentait de près ou de loin aux techniques d'accompagnement.Comprendre pour savoir réagir était mon unique objectif. Mais ce qui m'attendait était loin de ce que j'avais pu envisager ou même imaginer.

Le lundi matin, je me présentai à l'accueil de l'hôpital non sans appréhension. Découvrir les lieux,l'équipe, les patients, s'intégrer au monde hospitalier n'était pas aisé. Ma volonté surpassant mon anxiété, je me retrouvai rapidement devant les grandes portes battantes, prête à entrer dans l'arène. Armée de mon badge, je débloquai l'accès à ce nouveau monde. Je poursuivis mon chemin dans la pénombre des couloirs pour rejoindre le bureau des transmissions, gentiment indiqué par la réceptionniste. Au centre du bâtiment, un jardin d'hiver offrait une vue presque agréable. Entourés de quelques arbres et buissons qui n'avaient pas rencontré de cisailles depuis bien longtemps,deux bancs au bois rongé se faisaient face et semblaient perdre l'équilibre. Sur la petite table au centre, un cendrier débordant.Un bocal, une bulle de verdure, un cachot à ciel ouvert... Je n'étais pas encore sûre de ce qu'il pouvait représenter, ni de son utilisation. Dans l'obscurité, l'absence d'un tout rendait l'air suffocant. L'endroit, à cette heure-ci, était à l'image du village qui l'abritait : inanimé.

Venue d'ailleurs, une voix aiguë me fit sursauter. Elle murmurait des mots insensés. Décontenancée, je me retournai un instant pour tenter d'apercevoir sa provenance, mais rien n'apparut. Reprenant mon chemin, je vis une ombre sortir de l'un des recoins du long corridor qu'il me fallait emprunter. Un être,haut comme trois pommes se présenta devant moi. Vêtue d'une nuisette rose pâle, recouverte par bon nombres de tâches sombres,les cheveux en bataille, cette femme d'au moins quatre-vingt ans avait l'allure d'un spectre enfantin. Je la saluais avec la faible assurance qu'il me restait. Statique, elle me fixait de ses grands yeux, incapables de cligner. Un sourire nerveux se figea sur mon visage, et bien que mes pieds souhaitaient rebrousser chemin, je détournais son corps fantomatique pour reprendre ma route.Inconsciemment, je me surpris à frôler sa nuisette, pour m'assurer de son existence. Et fort heureusement la faible lumière du bureau n'était plus très loin. Ainsi, j'avais fait la connaissance d'Huguette et du rituel qui m'attendait. La petite fille aux traits vieillis m'accueillerait tous les matins, avec cette intense chaleur, à faire froid dans le dos.

Il me fallut donc moins d'une matinée pour comprendre que l'unité Alzheimer n'en était pas une. Un mélange hétéroclite de pathologies plus ou moins connues. Seule Marie avait hérité de la douloureuse extinction de sa mémoire.Chaque matin, il fallait lancer la locomotive de ses souvenirs.Certain jour, elle oubliait comment manger sa biscotte. Alors ma main simuler les gestes à réapprendre et ça la faisait râler.Peut-être était-ce de l'impatience où peut-être qu'au fond de son esprit restait une miette de souvenir qui lui rappelait qu'un jour elle avait su. Je ne la connus qu'une fois lucide. La violence de sa prise de conscience me coupa le souffle, mes mots semblèrent inutiles, mes gestes désuets. De sa voix chevrotante, elle m'implora de rentrer dans son domicile qui avait péri dans les flammes de son début de maladie. Puis, en un claquement de doigt,l'autre réalité reprenait le contrôle de son existence, et Marie me contait son passé, en pensant qu'il était son présent.

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