Le carnet

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La première fois qu'il découvrit son visage, elle arborait un sourire gêné en déchirant le papier qui l'enveloppait. Il était certain de lui plaire. Ses spirales blanches et sa couverture rose bonbon demeuraient des atouts indéniables. Mais ses yeux, en le regardant, semblèrent distraits voire absents sur son visage juvénile. Une froideur muette se dégageait d'eux, comme si le paquet qui l'habillait renfermait quelque chose d'autre. Il s'attarda longuement sur ses traits. Essayant vainement d'entrevoir la réalité qu'il soupçonnait. Le temps lui manqua pour déterminer cet imperceptible vide luisant qui l'animait lorsque furtivement elle l'installa dans sa table de chevet. L'obscurité qu'il connut lui parut durer une sombre éternité. Jusqu'au jour où la magie opéra. Il quitta l'endroit étroit pour tomber entre les draps d'un lit douillet. Ébloui par tant de clarté, il se surprit à scruter avidement tout ce qui l'entourait.

Les murs se couvraient d'affiches, de dessins, de photographies instantanées masquant les lambeaux de tapisserie qui manquaient. L'air supportant une musique mélancolique ternissait lourdement le cadre joyeux de cette chambre encore enfantine. A l'évidence, deux mondes s'y heurtaient. Elle devenait le théâtre d'une collision brutale et silencieuse sans éclat d'âme. Et quand son visage se manifesta sur le plafond, il remarqua la triste lueur de la première fois. Plus vibrante, moins masquée. Le sourire laissait place à des lèvres qui se mordillaient. Elle l'ouvrit sans empressement. Il se sentit guilleret. Son crayon à papier vint chatouiller la première feuille et c'est ainsi qu'il découvrit son nom. Dans un mutisme profond, couvrant jusqu'à sa respiration, elle lui offrit sur la seconde page des mots maladroits et mal orthographiés. Les effleurements se métamorphosèrent au fil des jours. Devenaient rugueux, douloureux à mesure que la lueur de ses yeux s'éteignait à petit feux. Jusqu'à ce qu'il rencontre une nouvelle fois l'obscurité.

Elle fut si longue qu'il s'endormit. Plongé dans un drôle d'état, il s'éveilla accompagné d'une nausée inconfortable. Il ne mit pas longtemps à comprendre qu'on le ballottait. Ses spirales s'entrechoquaient avec d'autres éléments qu'il était bien incapable de deviner. Il entrevit un bref instant une lumière blafarde, un visage enfoui dans des cheveux hirsutes, avant de trouver place au fond d'un placard à coté d'une multitude de boites en tout genre et de rouleaux de papier peint. Puis l'obscurité revint, encombrée par l'espoir d'innombrables lendemains. Et cet espoir s'évanouit quand la nuit sembla infinie. Au point d'en oublier les mots qui l'avaient tant éraflé.

Sans crier gare, un faisceau doré vint caresser sa couverture. Aussitôt des frémissements le parcoururent. Il se sentit d'abord poussé sur le côté. Des mains tâtonnaient les affaires qu'il côtoyait. Désireux d'être celui qu'on cherchait, il pria de tous ses vœux éteints. Comme lorsque les Djinns espèrent sortir de leurs écrins. Et sa volonté fut exaucée lorsqu'il atterrit sur les genoux de celle qui l'avait jadis gribouillé. Le temps que dura sa longue nuit se dessina sur son visage. Elle avait changé. Ses traits n'appartenaient plus à ceux d'une enfant. Et pourtant, il trouva dans son regard la discrète absence de leur première rencontre. Elle l'effleura longuement sans l'ouvrir. Le monde qui l'entourait se peignait de couleurs douces, les murs vierges ne racontaient plus rien. Mais il ressentait dans cet espace une chaleur indescriptible, invisible. L'endroit avait grandi, son corps aussi. Et il ne put s'empêcher de caresser l'espoir d'être à nouveau chatouillé en ses pages. Mais ses yeux s'embrumèrent avant de se fermer et dans un infime tremblement il retrouva sa place, sur la dernière étagère. Il comprit alors qu'il était le carnet de bord d'un chemin qu'elle se refusait d'emprunter. Et il accepta que l'aube ne se lève plus jamais.

Il se fit bousculer de nombreuses fois après ce jour là. Le temps s'égrenait sans qu'il ne puisse l'évaluer. Il se demandait combien d'années avaient pu s'écouler depuis leur dernier contact. Pour ne pas se bercer d'illusions, il se remémorait le contenu de ses pages. Soupesait les phrases et leurs impacts, les maladresses dans lesquelles s'effrondraient ses mirages. A l'image du premier regard qu'elle lui avait adressé, ses spirales et sa couverture ne s'accordaient guère avec ses ratures. Un décalage, un leurre à l'égard des indiscrets. Il portait depuis tout ce temps la lueur effacée qu'il avait tant cherché à deviner.

Un bruit sourd et roulant le fit sursauter et sortir de sa torpeur. Le tiroir grand ouvert, elle le regardait avec une infinie douceur. Il redécouvrit son sourire secrètement attendu. Il s'était mué, se déployait avec une sincérité bouleversante. Le poids du temps comblait son visage, qu'il s'était amusé à imaginer sur ses pages invisibles à l'heure des longues nuits vides. Des perles humides vinrent s'échouer sur sa couverture. Et sa main les essuya avant de sécher sa propre peau. Il se sentit respirer à nouveau, quand elle l'ouvrit délicatement. Les caresses de son regard sur les mots abimés et maladroits d'autrefois le comblèrent. Elle grimaça sur ceux qu'elle avait écorchés, ne tint pas rigueur à ceux qui l'avaient déchirée. Et tout le temps qu'elle lut, il n'observa pas l'endroit dans lequel à présent il vivait. Il la fixait, détaillant les soubresauts des nombreuses émotions qui se manifestaient. Et comme il s'y attendait, elle n'alla pas jusqu'au bout de cette histoire. La fin ne lui avait jamais échappée. Elle lut pour redécouvrir son carnet, dans lequel vivait la jeune fille et son crayon à papier.

Quand elle le referma, il sentit son cœur se serrer. Il n'était plus certain de pouvoir à nouveau la contempler. Il comprit néanmoins qu'il ne la quitterait jamais, car entre ses pages naviguaient des morceaux de son histoire qu'elle était incapable d'abandonner. Il était un de ces carnets que l'on confie à l'obscurité, parce qu'ils sont impossibles à oublier.

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