Arriver en retard très peu pour moi. Je n'ai jamais aimé les premiers rendez-vous. Maladroits, gênants ils ne m'inspirent qu'une fâcheuse perte de temps. J'avais lu quelque part que c'était les filles dites "chiantes et ennuyeuses" qui arrivaient toujours avec une certaine avance. Je le suis peut-être, certainement même. Mais si j'avais opté pour cette stratégie, c'était avant tout pour m'éviter ce terrible instant de flottement, où notre regard scrute chacun des visages environnants, croisant leur méfiance, leur mépris ou encore les sourires avides de ceux qui comprennent votre situation. Celle qui consiste à chercher l'inconnu du jour, à la manière du livre "Où est Charlie ?". Même si je me foutais pas mal du jugement des autres, cet instant était si inconfortable, que j'avais consciencieusement décidé de l'éviter.
Après avoir admiré les rotations de sa tête, le corps figé dans l'entrée du bar, je levai discrètement ma main pour mettre un terme au spectacle de l'homme qui m'apparaissait maintenant sous les traits d'un volatile. Peut-être une chouette à la manière qu'il avait de tourner sa tête. Son cou devait être d'une souplesse inégalable. Discrètement je tentai l'expérience en tournant mon visage, mais mon angle ne dépassa pas les quatre-vingt-dix degrés. Un souplesse inégalable c'est bien ce que je pensais. Le voyant s'approcher, je quittai mon siège par pure politesse pour le saluer, parce que tout de même je ne suis pas trop mal éduquée. Un acte donc courtois qu'il assimila comme une invitation, en me claquant une bise trop appuyée. Je ne lui en tins pas rigueur, mon visage ne s'illuminait pas d'un rouge vif pour signaler aux autres mammifères et animaux en tout genre peuplant la terre qu'il n'était pas concevable de venir grignoter ainsi ma bulle d'oxygène.
Il débuta la conversation et je l'en remerciais n'étant pas vraiment d'humeur pour la longue valse qui se profilait. Avec attention, je l'écoutais, du moins j'essayais, jusqu'à ce qu'il se mette à grignoter les cacahuètes sagement entassées dans le petit récipient bleu fané, probablement chiné. Une par une, il les attrapait entre son index et son pouce avant de les porter à sa bouche pour les becter. Ne m'offrant plus que l'image d'une poule picorant gaiement ses grains de blé. Luttant contre mon esprit tordu, je ne pus retenir plus longtemps le sourire amusé qui fendit mon visage en deux. Il ne sembla pas s'offusquer, peut-être venait-il tout juste de déblatérer des drôleries ? Je rappelai tout de même à l'ordre ma cervelle, qui depuis quelques minutes faisait le point sur mes connaissances en ornithologie.
Je ne pourrais pas dire qu'il n'était pas sympathique. Peut-être que dans un autre contexte, si j'avais réellement eu l'envie d'être ici, il aurait pu me plaire. Mais ce rencard n'était qu'un fichu traquenard dans lequel je me retrouvais piégée. Enfin que j'avais accepté pour une raison qui m'échappait encore. Sous la pression d'amis paranoïaques ? Possible mais peut-importe, le regret avait déjà pris possession d'une grande partie de mon organe le plus vital.
Être une femme sans statut marital et épanouie posait apparemment souci. Pas à moi, non, à mes proches. Ils se disaient inquiets. Moi pas. Qu'avaient-ils donc tous avec l'amour? Pour moi, il n'avait jamais rimé avec toutes ces jolies balivernes. A trop le chercher on passait à coté de sa vie. Et ce jour là, je passais à coté de ma journée.
Après une heure d'entrevue tout à fait respectable mais dénuée d'intérêt, le sympathique Monsieur me quitta en laissant quelques numéros sur un morceau de papier que je regardai éberluée. Mon manque de conversation n'avait pas entaché son engouement de la quête de la dépendance affective.
Je profitais alors de ce court instant de répit pour me repoudrer le nez, parce que même si je n'avais pas la ferme intention de trouver le grand, que dis-je gigantissime amour, j'avais bien l'intention de garder ma dignité.
Le second prince charmant fit son entrée sur son fidèle destrier. Bien que mes tendres amis n'aient jamais rencontré aucun des hommes qui avaient partagé mes nuits, là ils y allaient un peu fort. L'homme d'au moins vingt ans mon aîné, s'approcha de ma table. Encore secouée à l'idée qu'ils aient pu croire que de m'occuper dans les prochaines années d'un grabataire soit dans mes projets. Le professeur d'université se trouva être des plus intéressants. Passionnant serait le terme approprié. Je pris plaisir à boire ses paroles, j'en arrivai même à sortir un morceau de papier et noter quelques-unes de ses sages pensées. Ainsi, mon second rencard s'apparentait à un cours de philosophie privé. L'heure défila à toute vitesse et bien que mon esprit grappillait, réclamait encore quelques échanges, il dut quitter la table. Me saluant avec une politesse délicieuse, je souris en pensant à la file d'étudiantes qui patientaient devant son bureau, avides de reconnaissance et en proie à son charme d'antan. Nous en restions là, enrichis par cette rencontre étonnante bien qu'organisée.