Ma femme me gonflait. Assis autour de la table à manger, au milieu du salon je sirotai mon café en regardant du coin de l'œil celle que j'avais épousée en quête de l'éternelle propreté. L'aspirateur vrombissait avant même que l'église du village n'ait sonné huit fois. Instinctivement je remontai mon journal pour masquer le film muet, surjoué qui se profilait. Les nouvelles n'étaient ni bonnes, ni mauvaises et de toute façon ma concentration se trouvait altérée par les soudaines jérémiades de ma dulcinée, s'excitant avec sa serpillère sur une tâche invisible. Discrètement, je soufflai pour ne pas attirer la foudre divine sans quoi, ses yeux se levaient au ciel en s'accompagnant d'une multitudes de reproches. Et je savais pertinemment que la liste serait longue.
Par habitude, je fuyais la scène de ménage pour m'installer sur la terrasse et fort heureusement la chaleur douillette de l'été me permettait de respirer. L'hiver, je dois bien l'avouer était un peu plus compliqué.
Reprenant pourtant la lecture de mon journal mon attention se perdait au fil des articles. Il faut dire que j'avais l'esprit encombré. Un autre femme s'amusait à vagabonder dans mes pensées. Une collègue, d'une dizaine d'années plus jeune et un peu trop jolie. En toute conscience elle se divertissait à me faire bégayer comme un adolescent. C'était injuste et à la fois délicieux de retrouver cet émois d'un autre temps. En vingts deux ans de vie commune, je n'avais jamais regardé aucune autre femme. Une fidélité à toute épreuve. La porte vitrée s'ouvrit derrière et je retins ma respiration un instant en pensant bêtement que cela me suffirait pour devenir invisible.
- Antoine, on doit aller faire les courses.
Les courses, encore un autre passe temps qu'elle semblait affectionner. Dans les rayons, avachi sur le charriot, j'observai Andrea lire avec attention chaque étiquette de chaque produit. Son nez se renfrognait, ses grands yeux bleus se plissaient et comme toujours elle glissa une petite mèche rebelle derrière son oreille pour que sa coiffure reste intacte, immobile. Moi, je l'avais toujours préféré les cheveux détachés. Arrivés à la caisse elle sourit sans faille et communiqua avec une aisance que je lui enviais. Sa chaleur était une des raisons qui avait fait naître mes premiers sentiments. Elle se retourna vers moi, le visage tiré en me faisant signe de reprendre la route. Et l'image d'elle à dix sept ans dans le caddie riant aux éclats parce que je l'emmenais à l'autre bout du parking à toute vitesse me gifla.
La journée se poursuivit dans un silence lourd de sens. Sens, que je ne parvenais toujours pas déterminer avec précision. Elle passa l'après-midi aux fourneaux, je lui proposai mon aide qu'elle refusa avec conviction. Alors j'attrapai un bouquin pour m'installer dans le canapé en cuir beige trop froid et probablement démodé. Tout se démode à vitesse grand V. Mes yeux glissaient sur les phrases quand mes pensées déviaient sur l'autre femme qui ravivait la flamme de ma jeunesse, de mon cœur adolescent.
Après une interminable cacophonie métallique, due aux ustensiles de cuisine, Andréa m'intima d'aller me préparer car ce soir, ô désespoir, nous recevions à diner. Des amis de couple comme on les appelait. Des amis que je n'appréciais guère plus que ça. Mais c'est ainsi que j'avais finit par entrevoir le mariage. Des concessions, des obligations et surtout de la grande illusion. J'enfilai ma tenue lorsqu'on cogna à la porte. Pas franchement ravi, je me surpris à prendre tout mon temps pour terminer de boutonner ma chemise en entendant les éclats de voix probablement faussement joyeux dans l'entrée. Ou peut-être pas, Andrea adorait endosser le costume d'hôte.
Avec une mine faussement réjouie, je rejoignis le petit groupe qui s'était formé à l'extérieur de la maison sous le soleil presque intacte. J'embrassai la joue d'Annabelle, serrai la main de Mathieu, qui me chambrait en me tendant une bouteille de vin et finis par celle de Stéphane que je ne supportais pas. C'était physique, viscéral. S'il m'avait été permis j'aurais volontiers esquivé mais les convenances, et les apparences Andréa y tenait.
La température se rafraichissait, autour de la table les conversations allaient bon train sans que je n'y porte trop d'attention. Mes yeux fixaient mes invités et mes oreilles écoutaient des bribes de discussions pour si nécessaire, être capable de donner le change. Annabelle et Mathieu parlaient de leur voyage en se bouffant des yeux , quand Stéphane se vantait de son travail en lorgnant sur ma femme qui souriait bêtement. Mais pour la première fois depuis longtemps je ne ressentis rien, pas même une pointe de jalousie. Je me surpris même à les imaginer dans cette maison trop conforme, ce jardin trop bien taillé et dans ce canapé trop froid. Un sourire fendis mon visage en pensant au canapé que je n'avais jamais aimé, appartenant à l'une de mes nombreuses concessions.
Le sujet des enfants arriva sur la table et comme d'habitude Andrea ne put s'empêcher de vanter les mérites des nôtres. Je me mis à écouter avec une attention toute particulière. Ils étaient grands, du moins majeurs, et vivaient à présent leurs vies. Pas assez à mon goût, ils ne savaient pas profiter de leur tendre jeunesse, trop travailleurs, trop consciencieux, trop raisonnables. A l'image des gens assis autours de cette table, je les trouvais un peu mornes. Ou peut-être était-ce moi ? Ma réflexion existentielle fut coupée par la voix de Mathieu qui me questionna.
- Et toi Antoine ça va le boulot?
Incapable de me souvenir de quelle façon la conversation avait déviée sur ce sujet ingrat, je clignai des yeux, déglutis pour préparer ma réponse. Je n'allais tout de même pas répondre que oui, grâce à la jeune femme un peu trop jolie qui me mettait dans tous mes états, sans quoi je me serrais probablement pris le reste du poulet rôtie dans la gueule. Alors je me contentai de banalités toujours plus ennuyeuses sous le regard peu intéressé de ma femme qui débarrassait vivement pour apporter la suite.
Sauvé par le désert, qui arriva avec ferveur sous les applaudissements des invités. Véritablement, Andrea avait un don pour la cuisine mais avec le temps, j'avais perdu le goût de ses saveurs.
La soirée se poursuivit sans phénomène particulier, comme d'habitude. A l'heure des au revoir, Stéphane embrassa Andrea avec insistance et ses pommettes rougirent de plaisir. Avant c'était moi qui lui faisais cet effet. Une fois seuls, j'eus droit aux habituelles représailles sur mon manque d'investissement. A vrai dire, elle n'avait pas tort mais sa voix haut perchée, chargée de colère éteignit le peu de volonté qui me restait pour la rejoindre dans le lit conjugale.
Alors j'attrapai mes clés de voiture et sortis dans la nuit en écoutant s'éloigner ses lamentations. Le moteur allumé, je démarrai mon SUV imbuvable. Je me rappelai de ma Citroën 2CV bleue nommée Deudeuche, des brûlures de pétards clairsemées sur la banquette parce qu'une latte lui suffisait pour être stone. Elle sortait sa main par la fenêtre et son bras ondulé à travers le vent quand sa douce voix chantait "Space Oddity".
Seul sur la route, le paysage restait sobre et habituel. Je continuai ma fuite et après quelques heures arrivai face à la mer. Par instinct, je retirai mes chaussures et sous la grande lumière du monde, m'assis dans le sable froid, bien plus chaud que mon canapé.
Face à ce spectacle je me sentis tout petit, un Homme en somme. Une vague vint s'écraser sur le sable humide. Ce bruit et ce mouvement si particulier me ramenèrent en arrière. A l'époque où Andrea n'était pas celle qu'elle était devenue.
Je la regardais s'avancer sur le sable chaud, se figer debout devant moi avant de presser ses cheveux dorés imbibés d'eau salée sur mon torse encore juvénile. Ses longues boucles dansaient dans la brise marine, elle riait avec insouciance. Simplement belle, libre, épanouie, sensuelle et moi amoureux. Que s'était-il passé ? Qu'avais-je fait de cette femme lumineuse ?
En faisant glisser mon alliance autour de mon doigt, je me demandai ce qu'il me restait à faire, à vivre : me battre ou mettre un point final à ce qui fut autrefois une idylle ?