Dis, Eugène

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Il y avait dans tes placards cette multitude de foulards. Égarés, décousus, tâchés, soudés par le temps, reflétant des relations trop longues ou sans attrait. Parfois distantes, d'autres fois étouffantes, débordantes. La collection de tes amantes, si diverse fut-elle : du lin, de la soie, de la laine, douces, irritantes, glissantes, avait fini par combler le vestiaire de tes sentiments, plus tellement distingués. Tu contemplais ces pièces figées, les imaginant se mouvoir en songeant aux corps de celles qui avaient partagé tant de fois tes draps froissés.

Certains s'échouaient comme pour t'échapper sur les jouets d'époque qui, peut-être, t'appartenaient. Entassés, maintenus prisonniers dans cette boite, portant le nom d'une ville que tu n'avais jamais rencontrée, leurs peintures effacées par les nombreux touchers, ravivaient l'imaginaire de l'enfant que tu avais été, persuadé qu'à la nuit tombée, ils s'animaient. Alors le carrousel abandonné par ses chevaux de bois volants se mettait à tournoyer quand ses lumières scintillaient sur la dentelle d'acier. Si bien que les tasses ébréchées, dépourvues de anse, finissaient par se donner le tournis. Les poupées démembrées clignaient de leurs yeux effarouchés, lassées de séduire, avant de s'encanailler. Mettant ton monde sans dessus-dessous tandis que les bonhommes de bois en tenues militaires reprenaient leur marche rectiligne, les articulations quelque peu rouillées, dans un mouvement saccadé, hors du rythme magnétique. Et ces tout petits morceaux de plastique devenaient, à force d'empilement, des châteaux chimériques tandis que la lampe de ton enfance dessinait sur les murs les histoires de tes reines d'antan.

Le jour revenait, et les jouets n'étant pas faits pour ranger regagnaient la boite étrangère, marquée par l'effrayante fantaisie du mystère, laissant derrière eux le désordre improvisé d'une nuit enivrée. Le coton des peluches se noyait dans un dentier sans usage qui avait trop croqué la vie, les incisives rongées par le côtoiement des ces poupées aujourd'hui édentées. Il n'y avait plus de frontière. Quand les armes ternies et inusitées se mêlaient aux livres révoltés, pressés de prôner la paix sur ton étagère gondolante, d'avoir tous tes mondes à supporter. Les horloges de qualités, drapées d'or pur ne sonnaient plus leur gloire, arrêtant le temps, pour ne plus exister véritablement. Des boites charmantes, de thé anglais, recevaient des boulons rongés, des visses déjà plâtrées, des clés, de portes que tu avais autrefois visitées. Les napperons effilochés sur le télévision, se perdaient sous des tours de bobines ayant tourné dans le cinéma de ton quartier. Impossible à visionner, mais qu'importe, tu connaissais les dialogues au mot près.

Des magazines automobile, dont tu te fichais éperdument, jonchaient la table de la salle à manger, tâchés par des ronds de tasses, encore disposées à attendre le café. Et les mégots, tout juste éteints dans les cendriers trahissaient tes longues attentes dans ce brouillard confiné. Au dessus, des rubans adhésifs, grouillant de mouches inanimées depuis des lustres, tombaient du plafond cloqué. Occupées par des casseroles au fond brulé, par des sacs regorgeant de secrets, empêchées, les chaises n'avaient plus connu d'invités.

Des dunes de pétrole brillant, déchiré et odorant, avaient pris possession de ton couloir et la porte qui s'en suivait, n'avait alors plus de promesse à délivrer. Ta vie, si pleine fut-elle, semblait soudain désertique, inhabitée. Comme baignée par un vent venu de loin, les vitres opaques ne laissaient entrevoir qu'un monde sans détail. Une toile floue, sans contour, sans rigueur, s'offrait chaque matin comme un spectacle éteint. Les rideaux fanés suspendus de chaque coté, avaient désormais les couleurs d'une fin de saison, cherchant à défier ta raison.

Car les ombres se glissaient jusque dans les recoins les plus singuliers, bien loin de l'esquisse d'une belle cheminée. La cuisinière avait abandonné le champ de bataille, rendu les armes, ne faisait plus feu, quand la vaisselle amoncelée devenait une sculpture. Sans doute rêvais tu de l'Italie, d'une tour penchée défiant la gravité. Mais la porcelaine de l'évier n'avait plus l'éclat du marbre délicat, et sous le robinet la pluie avait cessé de s'écouler.

Tu te perdais parfois entre tous ces souvenirs, entre ceux qui croulaient sous le poids de tous ces objets, ceux qui glissaient dans les sillons du canapé, tu faisais preuve d'une patience infinie pour les chercher, au delà de ta mémoire dépassée. Dans ce monde désordonné, qui gênait les visiteurs non désirés, et dont les murs ne pouvaient s'écarter, tu étudiais ceux qui te racontaient. Tu glissais ta mains sur les étagères encombrées, et les moins robustes atterrissaient sur le sol sans impact, amortis par les précédents débordements. Tu naviguais sans encombre dans les chemins sinueux, pourtant embarrassés, dessinés par tes affections, comblant avidement les jarres de toutes tes sensations.

Le cœur lourd et la charpente vieillissante, elle avait tout naturellement fini par céder sous le poids de tes excès. Et dans les gravas de ton monde effondré, tes mains s'affairaient à recouvrer tes affaires perdues, qu'importe s'il ne restait que des éclats, des tout petits rien à conserver, tant qu'il restait assez pour combler l'espace trop vaste d'une vie que l'on continue d'espérer. Immobiles, entassés dans un carton à la destination méconnue, tu avais finalement sélectionné avec minutie, guidé par ton affection pour eux, les tout petits riens qui te racontaient, pour qu'ils ne débordent plus. La boite comblée et ordonnées, tu t'étais  permis  une dernière fantaisie, en ajoutant l'une des pierres, emportant avec toi un souvenir infime de ton sanctuaire. Parce qu'une voix t'avait effleuré et dans son murmure elle avait demandé : " Dis, Eugène, crois-tu sincèrement que la vie n'est faite que de débris ?".


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