Au fond j'ai toujours rêvé d'être un peu plus comme Gaston.
Il ne se sent jamais concerné par les conventions. S'y soumettre doit-être pour lui un aveu de faiblesse. Je veux dire, lorsqu'en pleine soirée il lâche un vent pestilentiel, les invités se bouchent le nez en riant. Certainement son humour de bas étage que les gens tolèrent. Je suis le premier à en rire, certes, mais je n'ai jamais osé reproduire cette blague.Certainement par peur de faire fuir les éventuelles prétendantes qui se bousculeraient devant ma porte. Il faut dire aussi que tout le monde connait Gaston et sa légendaire susceptibilité. Quand rien ne va dans son sens, il fait la tronche, purement et simplement. Quand on tente une blague du genre : " Gaston, y'a le téléphon qui son", il nous regarde avec un mépris certain et tourne froidement les talons. Il porte peu d'intérêt aux jugements du monde, il se contente d'être qui il est, de réagir comme il l'entend, sous couvert de son humeur du moment. D'une certaine façon, ça force l'admiration et le respect. Son honnêteté est rafraichissante, il ne joue pas à faire semblant.
Je l'envie pour sa liberté, c'est vrai, mais également pour l'attention que les autres lui portent. Il sait jouer de son physique pour avoir la tendresse des femmes et parfois celle des hommes. Car Gaston ne juge pas. Il s'affranchit des codes de la société, prend tout ce qui lui semble bon et le reste, le jette en pâture à qui en voudra. Et ça fonctionne. On le complimente souvent, on le caresse toujours dans le sens du poil, sans qu'il n'ait rien à demander. Pendant que moi, je quémande vainement et maladroitement la tendresse du monde. Ce n'est pas un bavard, ainsi en un regard les gens sont flattés de tant d'égard. Il faut avouer que le mystère qui se dégage de ses prunelles le rend irrésistible. Il se garde bien de partager ses opinions, ainsi il fait l'unanimité dans tout le quartier. Le boucher lui garde de coté les meilleurs morceaux de viandes, la boulangère le gratifie d'un clin d'œil ivre de sous-entendu, le vendeur du kiosque lui offre le journal d'hier. Moi je n'ai jamais rien, la boulangère ne daigne même pas me regarder quand elle me demande sans aucune amabilité le classique "ce sera tout ?".
Pourtant Gaston n'aime pas les enfants. Il ne l'a jamais dit c'est vrai et c'est probablement ce qui le sauve auprès de la gent féminine. Moi je le sais, car il les évite systématiquement. Je pense sans me tromper, qu'il n'apprécie guère leur prise de pouvoir. Ils dominent l'espace, attirent les regards. Lui qui est sans doute trop habitué à être sous le feu des projecteurs, se retrouve aussitôt dans leurs ombres. Ou peut-être est-ce le bruit qui émane naturellement de leur présence, l'excès de vie. Gaston a toujours été calme, même dans les moments de crise. Parfois il lui arrive de gueuler mais jamais en public, seulement dans l'intimité de son foyer. En dehors c'est plutôt le flegme britannique qui le caractérise. Je l'ai vu à l'œuvre une seule fois, il semblait dans une rage telle que personne ne fut capable de le faire taire. Aussi, j'avais fini par quitter les lieux. Seul le temps et l'isolement avaient eus raison de son apaisement. Un peu comme lui, je n'ai jamais aimé l'agitation et les querelles. Je sais pourtant que je devrai m'y habituer. Une vie de famille, contrairement à Gaston, me fait rêver. L'idée d'être père me plait, les bruits des pas qui tonnent dans le couloir du rez-de-chaussée, les éternels "pourquoi" à longueur de journée, mesurer combien ils grandissent sur le chambranle de la porte du cellier. Sur ce point, je n'envie pas Gaston. J'en mettrai ma main à couper qu'il n'a jamais songé à la paternité. Parfois, je me demande même s'il lui arrive de réfléchir, de penser et j'en doute de plus en plus sérieusement. Il se laisse porter simplement, les tracas de l'existence glissent sur lui comme la pluie. Car Gaston ne semble avoir aucune ambition, aucun rêve.
Il se contente de faire le beau, de ronfler à longueur de journée, de se laisser nourrir, choyer et gratouiller. En somme une vie de rêve, bien loin de l'expression"une vie de chien".