Les briseurs de vue

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L'air est empreint d'une douceur marine lorsqu'elle s'étonne de flotter si facilement sur ce désert bleuté. Le soleil, surplombant l'azur, semble n'avoir d'yeux que pour elle. Alors, quand ses rayons la caressent, sa peau frissonne à son invisible toucher. Seule au milieu de cette immensité, elle à le sentiment que le monde s'attarde. Que le temps se suspend par mégarde. Les yeux clos, elle ressent dans son âme, l'ondulation tranquille des vagues affables. Celles qui ne peuvent s'empêcher de lui faire miroiter des monts imaginaires et des merveilles chimériques, qu'elle se prête à contempler dans ce tableau onirique.

Seulement, dans ce ciel de fin de journée, à l'heure où la lumière s'apaise, ne résonne aucune promesse d'avenir. A la fois indéniable et impalpable. Comme un présent qui ment, l'absence de détail rend sa pensée raisonnable. Aucun bruit à l'horizon, la houle se fait trop discrète et au dessus le néant habille habilement le plafond céleste. D'un bleu sans frontière, sans cicatrice, sans défaut apparent. Trop lisse, pour celui qui joue volontiers les imprudents. Un calme qui frise l'ennui. Elle comprend alors qu'ici même les tornades s'enfuient. Qu'un panneau occultant truffé de brèches en guise d'embarcation ne peut faire qu'un piètre radeau. Un navire qui n'en a pas même l'allure, ne peut voguer sans perdre le nord, sans crier au naufrage avant de se condamner aux profondeurs abyssales sans orage. Elle comprend, et ses chevilles goûtent finalement le désert bleuté. La descente s'amorce. C'est au tour de son ventre de s'effacer et la tête encore hors de l'eau elle entrevoit l'obscurité qui s'en vient, qui déjà l'engloutit. Elle s'enfonce là où même les braves rayons ne s'aventurent pas. Dans l'obscurité où rien ne naît. Dans ce cadre, qu'elle pensait idyllique, que ses premiers mots avaient naïvement qualifié de "cool", elle coule. Inexorablement, elle s'éloigne à la verticale. Balancée par le rythme régulier de la houle, poursuivant le chemin emprunté par le panneau, tandis que ses dernières bulles regagnent la surface pour se perdre ailleurs. A présent enfermée dans la sensation impossible que le temps, à cet instant, ne s'écoule plus vraiment.

Comme suspendues, ses lèvres s'entrouvrent davantage. Une vapeur salée s'échappe, le vide reprend ses droits et son goût de rien. Le réveil chargé de conscience terriblement brutal, son corps rencontre le panneau de bois qui s'érige à ses côtés. Elle tangue et s'écroule sous le poids d'un moment d'égarement. La lasure qu'elle appliquait jusqu'alors maquille son visage. Et quand elle s'y retient pour ne pas chavirer de l'autre coté, elle observe un instant ses paumes colorées. Le cœur au bord des yeux, elle récupère le pinceau à terre. Ses poils accompagnés de quelques brins d'herbe reprennent de nouveau l'effleurement du briseur de vue. Sa respiration revient dans une mesure presque confortable. Les flots ne sont plus à l'eau, se dispersent sur le bois et naviguent sur ses joues. Face à la clôture, elle se sent disparaître encore une fois. Qu'est ce qui découle de ces panneaux trop hauts, qu'elle peint sans savoir pourquoi ? Derrière, elle n'entend qu'une brise légère qui joue la mélodie des vagues dans cet ailleurs imperceptible qu'elle vient de quitter. Se peut-il même qu'il en soit un quand il est à deux pas de soi? L'ailleurs ne se doit-il pas d'être porté par une certaine distance? Et de quel côté du radeau se trouve-t-elle à présent ? Pour toute réponse, elle suffoque un instant. Aucune barre, aucune voile, juste un panneau incapable de flotter dignement.

Le bois retrouve sa superbe, son éclat d'antan, pendant qu'elle s'applique à recouvrer ses pensées. Elle divague, chassant invariablement les courants sombres et maritimes qui s'immiscent. En rêvant d'un endroit à l'image du claustra. Où les marques des intempéries s'effaceraient, au sec et à l'abri. Au lointain une musique d'un autre temps vient se prélasser dans ses oreilles. C'est d'abord son corps qui réagit en chaloupant. Et inévitablement, en un battement de cil, elle s'égare.

Elle émerge dans un désert de verdures dans lequel les fleurs ont la curiosité d'habiller les habitants. Le rythme enivrant, exaltant entraîne un peu plus la ferveur de ses pas. Son panneau ne la porte plus. Et d'instinct, son œil part à sa recherche, en vain. La douceur de l'air n'est ici plus la même. Et s'il faut prendre l'allure d'une baba cool, d'une hippie pour un instant de liberté, elle plongera dans des robes fleuries sans tergiverser. Car dans ce vacarme d'une vie en mouvement, elle ne coule pas, elle se noie dans la houle de cette foule divine et dénudée qui roucoule. Sur l'écume flottante, mousse sublime à l'odeur printanière, elle souffle. Caressant l'espoir de participer à son envolée. Comme des bulles en quête d'un voyage, elle les aide à s'échapper. Persuadée que l'aube des cotonneux oreillers célestes sur lesquels elle dépose trop souvent ses pensées, ne peut se créer qu'en ces lieux. Les mille et un instruments se mélangent à leurs montées. Les détails ne lui mentent pas, mais qu'importe. Le joueur de saxo, affublé d'un postiche complet s'y plaît. Alors pourquoi changer quoi que ce fût ? Pourquoi changer ses petites branches invisibles qui maintiennent tout son chapiteau ? Sachant que cette fois, elle ne tombera pas dans le claustra.

Elle hume les brumes de patchouli qui naviguent sous son nez. Les corps se peignent et se colorent. Des odeurs plus ensorcelantes encore exacerbent leurs couleurs. Un débordement à grande échelle et même les babas au rhum coulent sur les mentons des gourmands. Aussi les doigts insatiables se pourlèchent pour ne perdre goutte du breuvage ambré et déroutant. Elle se promène et observe émerveillée les corps humides sur la Terre ferme. Dont le sol monte et descend, comme des escaliers habités par la quête de l'horizon le plus propice à sa contemplation. Au lointain, elle croise finalement son panneau, refuge des amoureux discrets. Ses espaces ajourés dévoilent les ombres qui s'animent. Piètre alcôve pour les désireux amourachés. La musique l'entraîne davantage, tandis qu'elle avance avec une curiosité luxuriante, des chœurs se décident à l'accompagner. Désormais, elle se sent imprégnée par ce vent de liberté éphémère qui flotte dans l'atmosphère, sans un œil pour le soleil désemparé dont le cœur, sans doute, se serre. Lui qui n'a plus le monopole de ses murmures épidermiques, se perd dans l'azur qu'elle applique.

Face au panneau, son visage arbore un sourire gracieux et éclatant, lorsqu'il recueille les ombres de ses rêveries. Il y a encore tant à lasurer. Tant de temps pour imaginer. Au-delà des briseurs de vue, personne ne sait ce qu'elle voit, quand elle, ne cherche jamais à regarder entre les lames de bois.



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