Le dernier

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Route de campagne, plus que deux barres d'essence, pas de pompe à l'horizon.

642 jours, 34 minutes et 18 secondes que tout est parti en sucette. Alors pompe ou pas pompe, je suis plus à ça près.

Car oui, je suis le dernier humain de la Terre. Et bordel, c'est d'un chiant. D'un ennui mortel. Je roule, encore et toujours. Je deviens un zombi vidé d'énergie, abruti par ce silence constant. En parlant d'eux : allez savoir comment ils ont réussi l'exploit de décimer mon peuple. Je veux dire ils sont voraces, c'est un fait, mais tout aussi lents et idiots. Pas plus tard qu'il y a deux jours sur le parking d'un magasin désaffecté une bande traînait. Ils commencent à se faire rares eux aussi. Il m'a suffit de klaxonner pour qu'ils se dirigent docilement droit sur moi. J'ai embrayé, lancé la carcasse de ma vieille citadine pour faire un joli strike. Et voilà, le tour était joué. Alors oui, si part mégarde leurs têtes ne s'arrachent pas de leurs corps vous ne les tuez pas. Mais franchement, un zombi sans jambe, ni bras n'est plus tellement une menace, non ?

Cette petite anecdote est ce qui s'est passé de plus dingue dans ma vie depuis des semaines. Bientôt deux ans que je n'ai plus parlé à un être humain, du moins vivant.

Il m'arrive durant mes trajets d'hurler dans l'habitacle : « Hugo, arrête de chanter, occupe-toi avec ta foutue tablette de merde ! ». Je n'ai jamais eu de fils et les tablettes sont aujourd'hui dérisoires. J'ai d'ailleurs souvent remercié le ciel, qu'on ne soit pas passé à l'électrique avant cette hécatombe. Fort heureusement certaines stations perdues offrent encore quelques gouttes d'essence mais pour combien de temps?

Je me souviens du temps ou je gueulais contre mes pairs en proclamant que j'irai vivre dans Larzac pour trouver enfin la paix. Maintenant que je suis seul, ça ne me fait plus vraiment rêver.

Les paysages qui défilent non plus de saveur. Dans les villes et villages quelques traces rouges de sang séché persistent. Bien que la couleur soit encore vive et habille bitume et bâtiments ternes, c'est plutôt sordide. Je tourne en rond sur un globe déserté. Les oiseaux sont devenus mes meilleurs amis si l'on peut dire. On ne se comprend pas mais ils sont là, descendent de temps à autre pour me faire la conversation. Je me suis demandé à maintes reprises, s'ils m'insultaient et se foutaient de moi. Après tout je ne sais pas de quoi sont capables les volatiles. Et en toute honnêteté, je n'ai jamais su faire confiance aux êtres vivants qui défèquent sur les autres.

L'odeur de nourriture même industrielle me manque. J'ai bouffé tout un tas de choses, cassoulet en boîte froid, barre de céréales périmées, j'ai vomi et me suis fait dessus un nombre incalculable de fois. La solitude, je dois bien l'admettre, rendait les choses un peu moins humiliantes. Et puis j'ai fini par en rire, me disant que j'étais sans doute le seul humain à avoir laissé son ADN, et pas la meilleure partie, un peu partout. Avec la bouffe c'est un peu comme tirer à la courte paille. Un phénomène risible, qui casse malgré tout la routine.

D'autres fois, je me dis que j'aurais peut-être dû être un peu plus idiot et me laisser bouffer par ces imbéciles au cœur mort et sans cervelle. J'imagine qu'ils ne se posent pas de questions existentielles, pas comme moi. Et que leurs vies se résument à une éternelle envie de viande fraîche. Bien que je ne sois plus de première fraîcheur : ai-je bon goût ? Ont-ils un palais raffiné ? Je me le demande, car bien souvent ils laissent des ragondins à peine croqués sur la bas-côté de la route.

Il y a aussi la question de ma future destination qui se pose régulièrement, sans cesse en réalité. C'est le principe de tourner pas vraiment en rond. Les plages de France n'ont plus de secret, les calanques non plus, les châteaux et vestiges de l'avant pareil, ni même les entrepôts abandonnés. On devient moins exigeant avec le temps. Et puis une fois que la nature reprend ses droits, tout finit par se ressembler.

Il a encore à faire, à voir, mais la solitude rend les visites moins amusantes. Pas la peine de s'esclaffer « t'as vu incroyable ! » quand personne ne répond, à part quelques oiseaux moqueurs. Ou bien taper la pause en mimant des gestes graveleux, si personne ne prend de photo.

La nuit dernière j'ai rêvé d'une foule. Ces gens faisaient le marché. L'un d'entre eux se plaignait de la forme d'une pomme, pas assez ronde, un autre essuyait le jus d'une orange qui dégoulinait sur son menton dégoûtant, entre ses trois poils de barbe. Des marchands hurlaient à s'en briser la voix pour appâter les clients. Une foutue orgie de sons, d'odeurs et de mouvements. Tout ce qui m'exaspérait et pourtant... Je me suis réveillé avec un sourire béant et l'envie d'y retourner. Sachant pertinemment que les rêves n'ont pas de porte d'entrée. Mais pour tout vous avouer, je me suis quand même fabriqué un petit panier en osier, juste au cas où.

Me voilà à un croisement. Confronté au choix le plus cornélien de mon existence : gauche ou droite. Peu m'importe à vrai dire. Où peut-être pas. Sur la droite un peu plus loin, longeant le chemin de fer, entre deux feuillages un panneau rouillé. De ceux qui vous redonnent de l'espoir, le même qu'un enfant le jour de noël, avant l'ouverture des cadeaux, cela va de soi.

Tout à coté, un pompe comme on en a pas fait depuis des lustres. Une boite métallique plantée au milieu d'une ridicule pergola d'acier bringuebalante. Aussi perdue que moi, mais bien là. Aucun bestiaux à l'horizon, à toute berzingue je démarre la citadine. Un plaisir immense me submerge alors que je remplis tranquillement mon réservoir avant de vider le mien pudiquement dans un buisson.

Un grondement, une étrange vibration me fait viser mes godasses et m'arrache un juron. Faut dire que je n'ai plus qu'une paire à peu près confortable. Je me retourne à vive allure et découvre un mastodonte sur les railles qui évolue à toute vitesse. Forcément, je me mets à courir comme un dératé et monte le talus les quatre fers en l'air. Encore loin, je décide de me planter en agitant les bras au milieu de la voie. Il me balance un tchou-tchou qui m'électrise. Tout en préparant mon entrée en matière, je continue ma gymnastique : « Moi c'est Fred, salut vous», « Enchanté, Fredo pour les intimes », « Fred, tout court ». Je penche rapidement pour la dernière option, plus posée et digne.

Le train s'approche et me semble ralentir, ou bien est-ce l'effet d'optique du soleil en contre jour. Je me décale, sans cesser ma préparation mentale et l'agitation de mes bras, comme un auto-stoppeur soumis à une envie pressante. Je vais rencontrer des êtres vivants tout de même. Capable de dire autre chose que « Baaaaah » ou « cui-cui », et qui en toute vraisemblance ne bavent pas, ou peu. Arrive enfin la meilleure journée de ma vie, et je me prends un court instant à fermer mes paupières de satisfaction.

Mais dans ce laps de temps infime, le train passe en m'arrachant violemment mon bras droit. Je tombe à la renverse. Mon corps fait des tonneaux jusque dans le faussé. La douleur insoutenable couvre le vacarme du train qui s'enfuit. Puis un silence. Un silence étrange, qui petit à petit est parasité par des grondements bestiaux. Je n'ai pas besoin d'ouvrir les yeux pour comprendre. Une bave puante coule sur mon front, et ce que je qualifierai de morceaux de mains tâtent à l'aveugle mon torse. A cet instant, où ma vie s'arrête, sachant que le zombi que je deviendrai ne fera pas long feu, avec un bras en moins, une seule pensée me hante : allaient-ils au marché?







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