Un bruit qui court

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Rien. Pas le moindre mot. Aucun soubresaut. Elle m'avait posé un lapin sans même laisser le chapeau. Je me souviens d'un instant, aussi furtif qu'un regard absent lorsqu'il nous effleure. Dans ce faible instant j'y avais cru. Mais l'ombre imperceptible avait tourné les talons. Sans fracas, emmenant avec elle tout un tas de bonnes et de mauvaises raisons.

De toute façon je n'ai jamais eu une tête à chapeau. Pas non plus de quoi nourrir le lapin qui gambade désormais sur la table de la salle à manger. Blanc. Livide. Même pas exubérant, du déjà vu en moins brillant. Je pense à Alice. Le rectangle brun dans lequel s'entremêle du chêne vieilli et du merisier éreinté lui fait comme une cage suspendue. Je le soupçonne de nicher au cœur de son cœur trop petit la peur du vide. Les battements s'affolent et deviennent des pas que j'imagine venir de la porte d'entrée. Sa cogne fort contre ce plancher aérien. Et si elle frappait ? J'ouvrirais la porte l'air idiot, les bras ballants, à attendre qu'il se passe plus, encore, sans doute. Je l'attends depuis un moment. Elle sait se faire désirer au point de hanter le moindre grincement de volet. Et je scrute, avec une impatience qui me ronge, les détails qui me font espérer son arrivée.

Je fixe la chaise vide devant moi. Le lapin cherche à comprendre ce qui m'attire dans ce néant. Je voudrais seulement qu'elle me parle alors je me tais. Qu'elle me raconte des histoires. Ses rêves si elle n'a plus d'idée. Sa voix me manque dans mes silences. Ils m'étouffent et je deviens farouche comme les yeux peureux de l'animal déposé sur ce monde lisse et dénué d'éclat de vie. Il est parti en déconfiture quand elle a doucement claqué la porte. Pourtant je ne pensais pas qu'on puisse si facilement le ranger avec toutes les autres choses de la vie, sur les étagères du cellier affreusement encombrées, entre les boites de riz. Je la pensais fidèle comme les emmerdes.

Alors pour sombrer, je mise sur une liqueur dorée en partageant un verre avec mon lapin décoloré. Ca me fera peut-être oublier le temps qui passe avec une lenteur féroce. S'il est assez ivre pour sauter dans le vide, je le serais aussi pour entreprendre une conversation avec lui. Les explications tardent, les bords de la table sont proscrits. Je nous ressers un verre sans envie. Je crois voir ses yeux injectés de sang briller quand je me rends compte que mon plafond fourmille d'étoiles filant à vive allure. Des toiles plutôt, celles de mes araignées suspendues, serait plus juste. J'ai la tête pleine de filaments déchirés et je sens bien qu'il me juge. Son cœur s'est apaisé, il a pris ses aises et moi j'attends toujours les miennes.

Je me lève pour retirer les piles de l'horloge murale. Ecouter le temps qui défile m'insupporte. Une rengaine irritante sur une ligne droite. Plus absurde qu'un lapin sans chapeau qui dort sur une table sans y avoir été invité. Les lignes droites sans embuche ne devraient produire aucun son. Elle ne viendra pas. J'en prends conscience pour la énième fois. Sa rémanence m'obsède. Le bruit fantôme de ses talons traversant la pièce me fait sombrer dans la folie. Pris dans ces douleurs invisibles, je me raccroche à ces souvenirs, à ces secrets, à nos histoires partagées. Comme si leur échos pouvaient me donner ce que j'attends encore. Sans bruit, la plus courte des aiguilles s'est avancée, sans les piles le temps se libère et gagne en mouvement. Le chiffre qu'elle pointe me fait pâlir, mon immobilité ne tient plus qu'à un fil. Je redoutais le levé du jour et voilà qu'il s'en vient. Le monde est cruel. Tout vient à point à qui ne l'attend plus.

La lumière s'immisce à travers les volets qui ont cessé de grincer. Le café programmé embaume la pièce et réveille mon acolyte nocturne. Je pense à Alice lorsque ses yeux papillonnent pour s'éveiller. Je me lève pour retirer un bob qui traine sur le porte-manteau. Retirer le mauvais goût la fera peut-être revenir. Je le dépose sur la table en espérant naïvement faire disparaitre ces grandes oreilles qui désormais s'agitent comme si elles percevaient sa voix.

Je détestais sa voix quand elle m'appelait mon lapin, je me sentais insignifiant et chiant. Ringard même. Bercé par les noms d'amour, reflets des premiers ébats, aussi ridicules soient-ils, dans ce moment où les papillons dansent dans les entrailles, elle en avait choisi un vieux pour me décrire. La jeunesse avait délaissé les termes animaliers, préférant revenir à l'état de nourrisson ou encore réduire l'être à son organe le plus prestigieux. Pas mieux, mais dans l'air du temps. Pour autant je comprends aujourd'hui, lorsque les scènes reviennent entre mes battements de paupières : ce lapin décrépit et son visage à elle, dessiné par l'innocence, ça ne valait pas le coup d'en faire une histoire. Perché au milieu de ce monde dont les remparts invisibles ne semblent vouloir disparaitre, lourd, fatigué, ivre, avec son couvre-chef passé de mode, il me touche. Alice et son lapin, elle n'était pas allée chercher bien loin. Dans un bouquin qu'elle n'avait jamais ouvert. L'effet portait ses fruits, adorable, elle avait aux yeux du monde de l'humour et de la culture si éphémère.

Le café n'a pas grand effet, si ce n'est celui de raviver les dimanches matins heureux. Derrière les volets le ciel est bien trop bleu. Les jours dramatiques ont plus de charmes sous la pluie. Du vide colorié en azur pour regarder le soleil se mouvoir avec agilité et me rappeler le temps qui passe. Lui est encore à l'Est, je me sens comme à l'Ouest. La terre joue les trotteuse juste pour m'emmerder. J'ai souvent pensé que ces situations étaient dignes d'être racontées. A y voir de plus près il n'y a rien à dire sur un homme qui attend que le temps s'arrête pour une paire de d'escarpins bruyants, au point de fendre le plancher, même si c'est dimanche et qu'elle enfilerait des baskets. Son Rimmel ne se fondrait même pas aux gouttes débordantes du ciel, sec comme mon cœur, comme le pain laissé sur le plan de travail sans avoir était préalablement drapé d'un torchon pour le protégé. Il devrait exister des torchons pour les gens laissés en plan.

J'allume une cigarette avec l'air malicieux de celui qui cherche la bagarre. Elle va forcément rappliquer pour me raconter combien c'est dégoutant, puant, combien son grand-père en a souffert, me la retirer des lèvres et l'écraser dans une colère noire. J'aurais l'air d'un enfant qu'on punit, pas fier et terriblement frustré. Mais, j'en ai envie. Je scrute la fumée qui danse dans la pièce, plus opaque encore dans les faisceaux de lumière, elle parvient à faire disparaitre les particules de nos poussières. Le lapin s'agite, vibre de tout son petit corps frêle, il a le regard mécontent d'Alice. Le mégot finit dans une assiette, les cendriers ont déserté bien avant elle.

Au risque de paraitre banal, l'ennui me gagne. Nos disputes avaient une mélodie rassurantes, son rythme effréné comblait les vides, et même dans ses silences, qui me semblaient alors extraordinairement rares, elle était distrayante. Ce qui nous embarrasse à le mérite de faire naitre quelques émotions, de combler l'absence de sensation bien plus irritante que tout le reste. Elle avait le goût de tout et le talent de pas grand chose. La croute fixée sur le mur d'en face, baignée de reliefs impossibles et biscornus ternie par les cendres incrustées, les poteries asymétriques, inutilisables, trouées, l'eau ne savait que s'écouler sur la commode, les plantes déshydratées s'effritant sous nos caresses, disséminées sans organisation dans l'appartement. Au milieu de tout ce beau monde je me rends compte que je ne fais pas tâche, ni exception. Un cadavre de plus, les restes bringuebalants d'une tentative infructueuse. Le visage bouffie par la nuit la plus blanche de ma vie, le corps à l'image d'un pot sculpté par des mains novices, et le cœur déshydraté par une surconsommation d'or et quelques larmes perdues entre deux gorgées. Elle était douée pour se lasser.

Comme un lapin de trois semaines, je n'avais rien vu venir. Et le filou drapé de blanc me regarde l'air d'en convenir. Il ne me reste qu'à tourner la page d'une histoire qui ne mérite aucun récit comme il est de coutume de le faire. Et si j'en crois les bruits qui courent, l'écrire se serait avouer l'avoir mal vécu. Ecrire se serait transformer invariablement la réalité. Ses défauts exacerbés pour me donner raison, ses qualités suffisantes pour justifier mon prestigieux organe en décomposition. Je ferais apparaitre un lapin pour donner sens à mes monologues insipides. J'y mettrais trop d'objets pour combler les vides. Camouflerais la rancœur qui m'anime, partagerais les torts pour m'arracher à la culpabilité d'avoir tout fait foirer et teinterais quelques cheveux blancs pour ne pas avoir l'air délabré.

Ce récit, je le ferais jouer par un autre que moi sur les planches d'un théâtre miteux en banlieue, où les coups appliqués sur les lames de bois me rappelleraient ceux de ses talons. Les spectateurs se diront que c'est du réchauffé, du déjà milles fois vu, qu'il l'ont d'ailleurs eux aussi vécu mais qu'ils étaient moins cons. Sur le trajet du retour, dans les vitrines abandonnées de la ville, ils regarderont d'un œil discret les poteries informes faites par des mains malhabiles et ils se souviendront d'avoir si longuement attendu le bruit d'un souvenir déjà perdu.

Alors je préfère laisser son bruit courir sur les murs de la salle à manger, ne pas l'exposer. Les morceaux de pain que l'on laisse s'abimer ne sont pas aussi durs qu'il n'y parait, ni bon à être jetés. Quand le soleil sera à l'Ouest je le laisserais baigner dans la poêle, simplement perdu, en attendant j'écoute ses talons fuir, leurs claquements deviennent déjà des murmures, bientôt ils auront disparu. 






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