L'homme à l'argentique, passionné et passionnant, capturait la grandeur du monde dans son petit boitier. Il saisissait l'instant, l'émotion d'un passant pour la faire perdurer dans le temps. La femme promenée par son chien, l'enfant boudeur au visage barbouillé de chocolat, le conducteur qui se curait le nez, les amoureux des bancs publics, la rombière qui laissait échapper par mégarde un sourire sincère. Tous avaient vécu quelques instants dans son regard, quand sous la lumière rouge il les faisait renaitre. Un instant volé couché sur du papier glacé qui pourtant les rendaient plus humains. Se nourrissant des émotions libérées, véritables que le monde lui offrait, il laissait les clichés suspendus dans le noir le plus complet, avant de pourvoir les mettre en lumière. Les informations trop cyniques et sombres ne l'intéressaient pas. Tout se vivait au coin de la rue, au parc d'en face, sur le parking du supermarché, là où ses homologues s'agglutinaient soit par obligation, soit par oisiveté. Jamais un mot ne s'échappait de ses lèvres, il se contentait de les observer à travers l'appareil photographique sans l'ombre d'un jugement.
Parfois c'était son reflet qu'il capturait pour arrêter le temps en jouant la comédie. Arborant une moue séductrice, un regard faussement surpris ou laissant libre court à l'émotion du moment dans les toilettes d'une station service. Une curieuse manie, peut-être un peu narcissique, ou simplement le besoin de figer les traits de son visage pour lutter vainement contre le poids des années.
En tailleur sur le sol boisé de son vieil appartement, je redécouvre ses parenthèses hors du temps. Sortant du carton abimé une à une les images d'une époque révolue. Un sourire se dessine sur mes lèvres lorsque sur l'une des photographies moins artistiques et en couleur qui plus est, j'aperçois la guitare acoustique. Mon premier réflexe est de fermer les yeux pour tenter d'écouter mes souvenirs.
Deux accords simples qui se répètent à l'infini se glissent alors dans mes tympans. Puis une voix surjouée et parfaitement fausse tente de singer la grandeur et l'élégance de celui qui chante "Blue Valentine" dans un anglais approximatif. Le fiasco est applaudi par des rires, je l'écoute surenchérir en grattant cette fois frénétiquement et sans aucune harmonie les cordes en hurlant dans une langue inventée des chants qu'il imaginait probablement appartenir à la communauté tziganes.
L'homme à l'argentique était un artiste. En plus de son œil sculpté pour la photographie et de son talent manqué pour la musique, il foulait régulièrement les planches d'un théâtre de quartier. Jouant des rôles souvent similaires, ceux d'un être aigri et taciturne. Haute comme trois pommes, je regardais émerveillée ses êtres se mouvoir avec intensité, prendre vie autour de lui qui n'était plus lui. Son allure ne changeait pas, ni sa stature et encore moins son regard, se contentant seulement de diminuer la flamme habituelle. Il jouait avec un naturel si désarmant qu'on aurait pu croire que ces personnages s'étaient inspirés de lui pour exister. Et lorsque sa voix comblait la salle baignée par la pénombre, ses répliques prenaient vie sur mes lèvres silencieuses.
Les sifflements et applaudissements du public clôturaient le spectacle, sous les corps pliés des acteurs remerciant, heureux des retours sonores qui inondaient tout l'espace. L'instant d'après, armé de son fidèle appareil, il capturait derrière les rideaux noirs les coulissent de l'œuvre achevée. La femme du treizième étage redevait, après le passage d'un coton imbibé, la professeur des écoles, le fantôme retirait son drap dévoilant le corps façonné d'un ouvrier du bâtiment. Pendant que tous redevenaient les êtres que je connaissais, je patientais assise sur le bord de la scène, observant la salle vide et silencieuse, persuadée que jamais me mouvoir ainsi devant un public me serait possible. En sentant sa main se poser tendrement sur mes cheveux bouclés, je comprenais que le moment que j'attendais arrivait. Cette parenthèse suspendue juste entre lui et moi. Bien que mes deux incisives centrales manquantes me faisaient zozoter, je m'empressais de lui exprimer mes sentiments à l'égard du spectacle. Les plus petits détails ne m'échappaient pas, un temps trop long entre deux répliques, une phrase détournée, un jeu un peu moins convaincant qu'à l'accoutumée ou encore l'émotion d'une performance magistrale. Il acquiesçait avec une surprise amusée, partageant le fruits mes réflexions enfantines qu'il aimait écouter après les soirs de représentation. Il terminait souvent cet échange en capturant ma frimousse joyeuse et gênée, plus familière à l'obscurité.
Cette facette joyeuse et passionnée n'était qu'une des parties de sa personnalité. La réalité un peu différente, le voile de brume s'évaporait dans mes yeux d'enfant grandissante. Dans les coulisses de la vie, les dictionnaires volaient pour s'écraser non loin d'un masque ethnique quand il y avait trop de chamailleries. Son regard noir habillé par la colère me faisait taire à la vitesse de l'éclair et ainsi j'appris à retenir mes sanglots. Les silences devenaient une douce mélodie pour ses oreilles vite agacées. Ses traits qui n'avaient jamais étaient lisses se fermaient, quand la noirceur de son regard débordée tout autour de ses yeux. Cette part sombre, propre à tout à chacun semblait prendre un peu plus de place au fil des dernières années. Avec le temps plus rien ne semblait le passionner, les étincelles se faisaient rares et son goût pour toutes les formes d'art s'amenuisait.
Quand le décor de son théâtre eut changé, la fatigue et le désenchantement du monde qu'il avait tant aimé finirent par prendre le dessus. Enfermé il s'éteignait, jusqu'à ce jour, qui fut le dernier, où j'aperçus la flamme scintiller au fond de ses iris.
Brutal et majestueux, un torrent de souvenirs oubliés envahissait mon esprit encore juvénile. Je retrouvais l'homme persuadé que tout pouvait se réparer avec un simple un morceau d'adhésif. Celui qui plantait trois cures dents dans un noyau d'avocat pour faire naitre une magnifique plante, quand encore aujourd'hui après plusieurs tentatives, je regarde le noyau, le cul baignant dans l'eau, attendant que les racines daignent se former. Celui qui savait cuire à la perfection les coquillettes et rien d'autre. Le grand taiseux qui trouvait les mots justes pour adoucir une confiance altérée. Mais surtout, l'homme à l'argentique, passionné et passionnant, qui m'avait appris à contempler le monde, à m'émerveiller de ses multiples beautés avec mes yeux d'enfants aujourd'hui devenus plus grands.