Elle n'avait pas toujours était ainsi. Avant, il y a bien longtemps, après une fabrication dans les règles de l'art, elle avait possédé quatre pieds. Comme toutes bonnes tables qui se respectaient. Car les tables pourvues d'une seule base, dite centrale n'en étaient pas véritablement. Davantage considérées comme de grands guéridons, elles appartenaient par principe à cette étonnante famille. Il avait fallut plusieurs générations pour qu'elles atteignent ces dimensions extraordinaires. Des fantaisistes, voulant se faire plus jolies, se distinguer, se rendre uniques pour charmer l'assistance.
Un jeu de séduction qui s'était avéré fructueux, quand elle observait, abasourdie, l'équilibre de sa vie se briser en une fraction de seconde. D'innombrables obstacles l'ayant malmenée, la fissure imperceptible avait fini par céder. L'histoire classique, banale, d'un geste de trop. A la jonction de deux morceaux de bois, la fêlure béante apparaissait aux yeux du monde avant que ne s'effondre l'un de ses quatre pieds.
Affublée de trop ou pas assez de pieds, elle devenait une impaire déséquilibrée. Mais contre toute attente, une disparition dans les tréfonds d'un gouffre inanimé, comme elle se l'était imaginé après ce terrible incident, ne fut pas sa destinée. Elle qui se voyait déjà terminer son existence dans une immense benne aux côtés d'autres meubles amputés, sans doute accompagnée par son membre inerte, endroit présupposé pour les antiquités ayant perdu leur utilité, atterrit dans une petite maisonnette chaleureuse où les propriétaires, un couple bien heureux, firent fi du nombre impair qui la supportait. Ils étaient tombés sous le charme de son plateau aux losanges emboîtés, au veinage irrégulier, un mélange de divers bois offrant un damier élégant d'un autre temps. De sa forme presque carrée et pas complétement rectangulaire. Si originale et révolutionnaire, dans ce monde où tout semblait trop loin ou trop près, elle offrait la distance parfaite. Suffisamment proche pour pouvoir se toucher sans effort et assez lointaine pour s'observer avec envie.
Subjugués par ses moulures qui ondulaient sur les pourtours du plateau et par ses pieds trop peu nombreux, dont les courbes enchanteresses se terminaient en d'étonnants escargots de bois, ils décidèrent de la recueillir. Elle était noble, élégante et authentique. Elle ne ressemblait à aucune autre table.
Ainsi, dans leurs yeux elle revivait presque ses jeunes et belles années. Place centrale et ampoules incandescentes pour mieux la sublimer, elle força son équilibre, pour leur donner entière satisfaction. Ses trois pieds prirent en charge le poids conséquent de ce corps fait de diversité, lourd de tant de pièces rapportées.
Dans un souci de rafistolage, ils ajoutèrent tout de même un morceau de contreplaqué, simulant vaguement les contours de ses soubassements d'époques. Sans doute avec l'intention cachée de combler ce vide guère rassurant et un brin gênant qui compromettait l'esthétique générale de leur nouvelle acquisition. Sa robustesse n'étant pas leur priorité, elle se contenterait de compenser ses failles. Ils avaient eu la décence de lui offrir une seconde chance, elle serait à la hauteur de leurs exigences.
Mais la béquille inadaptée, sous les coups répétés de genoux distraits et maladroits, tombait régulièrement à la renverse et la table puisait inlassablement dans ses forces, pour ne pas chavirer et exposer sa faiblesse. Elle se devait d'être solide, impassible, le pilier inébranlable de ces lieux. Car personne ne rêve d'une table bancale.
Et comme tous les objets du monde, elle savourait les miettes d'attentions qui lui étaient destinées. La sensation des mains la parcourant et la caressant, celle des yeux suivant ses courbes destinées à cet effet, et le poids d'un corps heureux se prélassant. Corrigeant ses fragilités en devenant soutien infaillible des rêves et projets, quand elle ne laissait pas glisser les cartes qui s'accompagnaient de rire et de râles. Et elle acceptait les coups sans rechigner d'un poing qui s'échoue avec violence, la faisant trembler d'effroi. Elle devint lieu de rencontres, de retrouvailles crépusculaires, tardives ou manquées. L'endroit des conciliabules ou des engueulades hivernales. Elle supportait, dans un silence compatissant, les émotions imprévisibles de ses usagers.
Mais au fil des années elle perdit, malgré toute sa bonne volonté, de son éclat. Les tâches et éraflures jonchaient désormais son plateau autrefois spectaculaire. Les gestes à son égard furent de plus en plus brusques. Elle se sentit devenir transparente aux yeux des propriétaires de la maisonnette. Les lumières qui autrefois l'éclairaient, ne s'éveillaient plus. Elle voyait arriver de nouveaux meubles chinés plus attrayants. Une desserte en attente d'être repeinte, gisait dans l'entrée, les assiettes ébréchées disparaissaient au fur et à mesure, remplacées par des rectangles ternes, plats et lisses avec lesquels elle ne s'accordait pas. Elle savait que lorsque l'Homme ne regarde plus, tout est perdu. Se regardait sombrer pas à pas dans une forme d'indifférence, devenant l'objet que l'on contourne par habitude.
Et naturellement, le moral eut raison de la force de persuasion de ses trois pieds. Un jour, sans crier gare, elle céda sous le poids d'un troisième invité au buste trop charpenté. Sa faiblesse dévoilée au grand jour, la benne à ordure devînt, comme elle l'avait présagé, son nouveau foyer.
Au fond de cette abysse, elle rencontra une chaise sans dossier, un tiroir sans poignée, des morceaux de plancher, des téléviseurs qui ne reverraient jamais leurs couleurs. Et bien que plus personne n'était destiné à poser une assiette sur elle, ni même un regard, de façon inattendue le cadre inférieur d'un porte manteau fracturé se glissa à l'angle du quatrième coin. Comme pour ajouter quelques notes à cette douce mélodie, elle proposa à la chaise, devenue tabouret, une place tout contre son flanc et à un morceau de bois de jouer les dessous de plats. A grand coup de pinceau déplumé on dessina sur le téléviseur une carte sur laquelle s'illuminaient de faux astres. Ils avaient beau être cassés, ils n'en restaient pas moins ce qu'ils étaient.
Elle n'avait jamais prétendue n'être plus qu'une table estropiée, elle avait fait, comme tous les objets du monde le font, du mieux qu'elle pouvait. Alors, lorsqu'elle se vit offrir par une tendre béquille un soutien infaillible et désintéressé, elle comprit que la pénombre valait tous les réverbères du monde. Au milieu de ces impairs asymétriques, dépourvus d'exigences et d'attentes, elle se fit une place. Dans cet équilibre bancal dansaient, au rythme singulier de leurs absences, à l'abri des regards après des années d'immobilité, les érodés, les esquintés, les bosselés, les amochés, les écaillés. Les invisibles finalement libres de n'être rien de plus que des objets.