Derrière le voile

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Son chevet s'illuminait avant le jour, ses mains rencontraient son visage légèrement froissé par les couvertures. Elle semblaient perdue, encore endormie quand son chemin se poursuivait dans une délicate mécanique. Elle attrapait une tasse sur la pointe des pieds, se hissait si haut que sa chemise œuvrait à découvrir son fessier. Naturellement les premières gouttes de café rencontraient son plancher quand elle se servait en rêvant du bout des lèvres,  quand elle goûtait la fumée de son regard songeur et embrumé. Ses épaules se haussaient, alors j'imaginais les questions sans réponse qui effleuraient son esprit assoupi. Peut-être n'était-ce là qu'un frisson qui la parcourait avidement, imposé par un matin trop frais, marqué par l'absence du soleil encore enseveli dans ses draps de cotons.


Sa silhouette m'échappait de longues minutes. Et, lorsqu'elle m'apparaissait, l'ordre se dessinait, prenait possession de ses cheveux d'abord hirsutes, dans ses vêtements trop cintrés, sa liberté semblait s'être envolée. Son bras tâtonnait, elle enfilait sa tenue de camouflage, une veste surplombée d'une écharpe aux dimensions exagérées, en somme tout ce qui trainait sur le portemanteau en merisier, tout ce qui habillait son entrée, et la porte claquait dans un silence encombrant. Je devinais la suite logique, le bruit d'une serrure dansante, les effluves des notes sucrées et fleuries de son parfum suspendu et le temps me semblait s'arrêter sur cette porte refermée.


Le plafonnier scintillant de mille feux me ramenait invariablement derrière la fenêtre à l'heure attendue. Elle partait tôt, rentrait tard et je savais que tôt ou tard, je risquais de la manquer. Contre toute attente ce qui me désespérait dans les relations humaines, désormais m'obsédait. La routine peut-être si désarmante en pensant qu'elle peut, à tout instant, s'évaporer. La porte que j'imaginais grincer s'entrouvrait en fin de soirée. Le mouvement de ses frêles épaules renaissait dans cette petite entrée vierge, pour l'heure dénudée. Les réponses n'étaient sans doute pas pour aujourd'hui. Peut-être était-ce la chaleur de son foyer vide qui la comblait, empruntant pour se sentir exister le mouvement singulier d'une surprise quelque peu surjouée. Comme soulagées d'être hors de ce monde sans douceur que son corps ne pouvait qu'appeler. L'effeuillage débutait, ses vêtements volaient dans l'appartement. Elle enfilait enfin sa légèreté. Ses jambes s'étendaient sur le canapé pour s'étirer, s'agrandissaient de tout leur long pour reprendre la place qu'elles savaient mériter. Poussaient parfois le vice, me laissant les contempler tandis qu'elles dansaient dans les airs. Dans cette partielle obscurité, des ombres voyaient le jour sur les murs du salon. Leur galbe m'offrait le spectacle d'un cabaret mutique. Un rythme inaudible s'installait quand je percevais le battement de mes pieds, naissant d'impatiences dérangées plus que d'un rythme inaudible, j'imaginais la musique l'emporter plus haut que le dernier étage qui l'abritait.


Dans les rituels que je lui connaissais, elle s'installait dans l'oriel, se lovant sur le fauteuil douillé, préférant, entre ses mains aux ongles peints, un livre à peine entamé. Ses doigts fins glissaient entre les pages tandis qu'elle contemplait la rue qui battait son plein de mirages. Je serais bien incapable de dire ce qui s'y passait. Jamais elle n'était plus près qu'à cet endroit, j'entrevoyais, susceptible de les décomposer, la tendresse de ses traits. Les sourires discrets, ses airs amusés et ses lèvres qui s'animaient de temps à autre me laissant deviner les rimes, de sa voix souple et fluide, des vers que ses doigts caressaient, en réponse aux passants qui la charmaient de leurs gestes lointains. Je contemplais les conversations privées qu'elle entretenait avec le monde, cherchant à déceler leurs contenus imperceptibles. Se raconte-t-elle des histoires ? Que peut-on faire d'autre derrière une vitre dans le noir ?


Ce soir là, ses mains ne tenaient pas de bouquin, s'agaçaient avec une férocité qui m'était jusqu'alors inconnue, avant d'enfouir son visage dans leurs creux, loin de l'oriel, les coudes lourdement posés sur la petite table à manger. Ses mains, si graciles, se mettaient à trembler, elles envoyaient tout valser, giflaient les papiers qui s'envolaient. Ce soir là, il neigeait dans son appartement et la froideur de son monde m'atteignit. Me renvoya à mon inéluctable manque d'audace. Si j'avais osé, je lui aurais envoyé des avions de papiers pour qu'elle oublie la gravité. Mais immobile, rigide, je me contentai de suivre, le regard reflétant les rectangles lumineux, emplit inquiétudes, les pièces qui défilaient sous mes yeux. Les brèves apparitions de ses lumières qui jouaient les stroboscopes m'apparaissaient tels des éclairs dans un ciel d'ordinaire dégagé.

Rien que des histoiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant