Dans ce tableau aménagé avec soin aux couleurs froides et pures, elle apparait derrière la fenêtre pour la première fois. De cette fenêtre obstruée par un bec argenté,aux allures d'arche chromée, on aperçoit des vapeurs semblables à une fumée opaque se déposer sur la vitre et ternir quelque peu la toile comme un brouillard hivernal se déposant sur les champs mordorés. Son visage baissé, le corps dans une parfaite immobilité,elle lave l'amoncellement de porcelaine immaculée. Une habitude écartée qu'elle redécouvre machinalement, avec l'aisance de ceux qui ont longtemps pratiqué. De la paume d'une main, elle range une mèche échappant à son chignon de vagabonde tiré sans épingle. La mousse emprunte les traits d'un sommet de montagne enneigé tandis que ses fins poignets habillées d'épaisses parures dorées plongent dans les profondeurs sous-marines pour repêcher les épaves de ses déjeuners.
Ses gestes précis et longanimes trahissent une enfance modeste bercée par d'interminables attentes. Il fallait du temps pour acquérir, et rien ne se possédait réellement. Mais la machine, nichée dans sa cuisine dont elle partageait l'âge, lui avait offert une forme de luxe insoupçonné.Sous le marbre italien, qu'elle se plaisait à contempler, elle demeurait d'une discrétion absolue. Les vagues projetées sur les parois métalliques avaient éloigné ses mains. Lisses, dénuées d'écorchures de couteaux insaisissables, de brûlures éphémères,à l'image d'un objet inusité mais dont l'exposition vous ravi,elles avaient cet air figé. Dans les premiers temps, l'absence d'imperfection était délicieuse à observer. En les retournant dans tous les sens, elle y voyait une sorte de réussite personnelle. Mais très vite, l'attrait de la nouveauté étant passé, une idée saugrenue s'immisça dans son esprit : était-ce toujours ses mains qu'elle faisait léviter devant ses yeux ? Autour de ses poignets l'absence de traces lui assurait leur appartenance. Mais bien incapable de les reconnaitre, elle se mis en tête de les retrouver.Pour cela elle se devait de les abimer.
Ses doigts retrouvèrent leur agilité d'antan quand les échardes se multipliaient sous sa peau, quand la colle brulait légèrement son épiderme, quand ses ongles se fatiguaient et montraient des signes de faiblesse, prêt à tout rompre. Mais malgré tous ses efforts, le résultat fut insignifiant.Elle s'en rapprochait, elle le sentait. Elle redoubla son application. Bien des machines passèrent entre ses mains, mais aucune n'était capable de faire le travail seule et elle s'en félicitait.Des outils plus durs et bruyants que des éponges lui semblaient manquer de vigueur. Et plus elles en manquaient plus la sienne se développait. Elle entreprit leur usage quotidien, des rendez-vous étranges où elle regardait moins le travail accompli que l'état de sa peau vernis. A force de persévérance elle réussit à obtenir un résultat satisfaisant. Mais le bois devenu lisse n'encombrait plus ses mains qui guérissaient de ses griffures. La colle se désolidarisait comme une seconde peau tombant en de petits lambeaux.Sous la mue, ses mains reprenaient des couleurs vaniteuses, figeant l'illusion d'une vie ordonnée et dénuée d'écorchures. S'user pour des obligations n'était finalement pas du même ressort. Ni plus ni moins qu'un luxe qu'elle s'octroyait encore une fois, persuadée de ternir leur éclat.
Ses effort ne durèrent qu'un temps et son regard fini par quitter ses mains qu'elle qualifiait de bourgeoises endormies. Mais quand le cycle reprenait, que les vagues déferlaient sur les parois de la discrète machine, elle ne pouvait empêcher ce regard évasif de trainer quelques instants pour redessiner à l'encre invisible les marques qu'elle savait lui appartenir.
Jusqu'au jour où les flots ne s'entendirent plus. La machine avait soufflé son dernier cycle. Sans précipitation, elle plongea ses mains satinées dans les entrailles de l'évier, et y trouva un plaisir immense. Toutes lumières éteintes, l'automate lui offrait le temps de réapprendre les gestes oubliés. Ses mains de nouveau rougies par la vive chaleur de l'eau, sa peau accusait les premiers signes de flétrissures. Le temps semblait défiler à vive allure tandis que des souvenirs noyés depuis longtemps remontaient à la surface. Le premier qui lui revint naturellement, était cette enfant nichée sur le tabouret entre ses bras de jeune femme. Ses mains minuscules enveloppées par les siennes, apprenaient à déceler les tâches effaçables. Sous la mousses elles jouaient à laver les verres pour les rendre aussi brillants que les diadèmes. Son sourire se comblait à la vue de cette enfant devenue privilégiée y prendre un plaisir habité. Elle était née où l'eau ne s'écoule pas des robinets. Et adoptant le réflexe singulier de la garder au creux de ses mains pour ne pas la laisser filer, elle trahissait le besoin de les nettoyer pour accueillir de nouveaux souvenirs comme on lave une assiettes pour y déposer de nouveaux plaisirs.
Ces jolis moments s'accumulèrent sur le lin humide qui accueillait les tasses immaculées. Elle revit les brisures de verre liées à ses maladresses constantes et la pêche aux éclats minutieuse qui s'en suivait. Les discussions d'après repas qui, dans le secret de ce lieu souvent délaissé,disparaissaient comme éconduits dans le siphon. La coordination parfaite avec son premier émoi qui réceptionnait avec tendresse bien plus que les assiettes tendues. Les moments d'égarement à regarder la rue déserte aux heures tardives, s'attardant sur les fenêtres lumineuses, imaginant les autres mains humides, les ventres gonflés, les yeux rapetissés en proie à la tranquillité. Et lorsque des gouttelettes vinrent éclabousser la vitre, en apercevant son reflet brumeux, elle vit les embruns qu'il lui jeter au visage du bout des doigts les soirs radieux. Derrière la buée elle s'arrêta un instant sur l'étendue d'herbe gelée pareille à un tapis de diamants entourant les arbres dénudés.
Elle mis fin à l'écoulement de l'eau et observa longuement ses mains retrouvées, ébréchées. Un sentiment de reconnaissance l'enveloppa. Ses marques profondes qui lui racontaient les lignes empruntées n'avaient pas disparues. Demain, elles retrouveraient leur uniformité et le témoignage de ses fissures comblées par le biais d'efforts imperceptibles à l'œil nu disparaitrait dans l'eau qui les avait réveillées.
Quand la vaisselle amoncelée sur le marbre lointain vit s'évaporer les dernières perles, la machine fut changée. Et ses souvenirs napper de calcaire retournèrent dans les placards dorés. Mais de temps à autre, quand ses envies débordent, elle s'installe devant la fenêtre condamnée, tourne le mitigeur et laisse les vapeurs remonter. C'est alors que les bourgeons renaissent, les infimes pierres brillantes fondent au soleil, et pendant que la vie se poursuit elle écoute les vagues du cycle se déchainer en chérissant la tasse oubliée au coin de l'évier. Et effleure de ses mains désormais lustrées les vestiges de son passé.