Comme toujours, je me retrouve dos à cette double porte aux vitraux brisés, sans me souvenir comment je suis entré. Je ne sais pas où se situe cet endroit dont je n'ai jamais aperçu l'extérieur, mais j'imagine sans trop de difficulté son envergure et l'aspect morne de sa façade.
Mon torse dénudé frisonne au contact des courants d'air qui soufflent des mélodies comme venues d'un basson. Tandis que la douceur de ces sonorités me berce, je prends le temps d'observer ce décor et constate qu'il ne change jamais. Non, jamais. Sombre et légèrement bleuté,comme si ma vision colorée disparaissait. Et puis il y a ces odeurs, celle du bois humide et de la poussière. Elles ne semblent avoir aucune impact sur toute la flopée d'allergies que je trimballe pourtant depuis tout petit. Comme si ici, le monde n'avait pas d'incidence sur moi.
Mes pieds frôlent le parquet en ramassant toutes les saletés qui jonchent le sol. Une sensation désagréable, dont je ne peux me défaire. J'ai pourtant bien essayé, à plusieurs reprises, lors de mes premières visites, mais la sensation persiste. J'arrive dans la pièce démesurément grande, que j'imagine être le salon principal. Si l'on fait abstraction du drap blanc taché, posé sur la grande table, de la pénombre blafarde, de l'amoncellement de particules grises qui tapissent tous les meubles et des rideaux troués laissant entrer la faible ardeur de la lune, l'endroit pourrait dignement accueillir les plus grands bals. Et je rêve, oui je rêve sans pouvoir le faire, de retirer les pans de papiers peints qui se décollent sans doute à cause de l'humidité, poncer les boiseries usées et repeindre les murs pour raviver leur fierté. Lui offrir un soupçon de chaleur, des suspensions audacieuses sans être exubérantes, des rideaux ondulants, une nappe au tissu velouté. Si peu de choses qui me sont pourtant impossibles. Si peu pour qu'il retrouve sa splendeur et tout son charme.
Cet environnement devenu familier, je pars à la rencontre des endroits encore inconnus, sachant pertinemment que mon temps est compté. Bon nombre de portes sont trop petites pour ma corpulence, quand elles ne restent pas verrouillées pour mes mains démunies. Car aussi étrange que cela puisse paraitre, il m'est impossible d'attraper, seulement de toucher, voire frôler et avant tout contempler.
Ainsi, je poursuis par les escaliers qui grincent sous mon poids, déclenchant l'angoisse irréelle de tomber au travers du bois presque mort. Ici,ma peur du vide ne se trouve pas altérée. Seul cet élément aux marches usées par le temps, source de panique, me déstabilise dans ce lugubre manoir. Le reste m'intrigue davantage. Je ne me sens pas à mon aise entre ces murs maussades, mais pas en insécurité non plus. Car je sais que ce lieu, délabré par le poids des années m'appartient, je le sens au plus profond de mes entrailles, sans pouvoir me l'expliquer.
Sur le palier de l'étage, la première ouverture donne sur une salle de bain. Face au lavabo bancale, j'observe le miroir piqué par le temps sans apercevoir mon reflet. Pourtant, je ne doute pas de ma présence. Tous mes sens sont en éveil et mon esprit garde en mémoire chacune de mes visites. Le miroir n'en est peut-être plus un. Dans cette petite pièce trop humide, au plafond noirci, rien ne semble répondre à mes attentes, mes sempiternels questionnements. Seule une sensation d'oppression m'envahit. Alors je fuis et poursuis ma découverte dans le couloir qui m'offre une nouvelle issue sur la droite.
Une chambre aux murs tapissés de fleurs fades en relief. Sur le sommier en fer forgé, un matelas nu, tristement souillé. Loin de posséder le charme d'époque, un charme quelconque d'ailleurs. Cette pièce ne donne ni envie de se lover, ni de prétendre à un sommeil réparateur. Froide, vide, inanimée. Et là encore, rien ne semble surgir de ce décor pour me guider. Pas de message subtil, pas de tableau, de photo ou même de souvenir. Rien qu'un néant poussiéreux, abandonné par la vie. Qui pourtant, me laisse à penser qu'avant, il l'avait abritée. Ce matelas déformé par le poids d'un corps endormi. Un corps lourd qui se laissait porter par des nuits profondes et salutaires.
En sortant pour rejoindre le grand couloir, la pénombre s'épaissit, m'enfermant dans un noir opaque et instinctivement je ferme les yeux. Le temps est écoulé. Aujourd'hui, je le sais. Mes paupières forcent leur ouverture. Le plafond est redevenu blanc, quelques tâches flous suivent le mouvement des mes globes farouches à mesures qu'ils analysent l'environnement.
Je m'installe alors en position fœtale et vois mon reflet apparaitre vaguement dans le cadre sur ma droite. Un cadre sans âme, représentant une photographie quelconque achetée pour une raison inconnue. Combler le vide d'un mur trop blanc certainement. Mon corps en éveille, mon estomac se noue. Sortir de dessous les couvertures n'est pas envisageable. Dehors, il fait si froid. Là ici, je suis bien. Mieux, tout du moins.
Et comme tous les matins de mon monde, je quitte ce rêve étrange sans comprendre sa signification. Pourtant, je le sais, au plus profond de mon être qu'il a un sens. Alors ce soir, lorsqu'enfin mon corps sera enseveli sous les draps, je retenterai ma chance derrière la porte gauche du long couloir.