Le prochain

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Le succès, en bon invité inattendu,s'était présenté, debout sur le seuil à ma porte. Manifestement,les quelques pages à raconter les tenants et les aboutissants de mon déboire amoureux, avaient séduit. J'y livrais mes heures d'observation, dans le seul but de découvrir où se cachaient ses imperfections, la chaleur de son corps animé par la vie, et la hauteur vertigineuse de laquelle j'étais finalement tombé. Ce que la chute, où plutôt le brusque atterrissage, avait fait de moi : un éclopé de la vie.

Alors, quand le journaliste me demanda de quoi parlerait le prochain, je restai muet. Le prochain? Je n'avais plus rien à dire au monde. La seule grande expérience de ma vie, je l'avais offerte. Mon égo, ma naïveté, mes faiblesses, tout. Pourtant avec l'honnêteté d'un enfant qui ment, sans une once de réflexion, je répondis que je préférais rester discret. Mon instinct de survie aimait se perdre sous la lumière des projecteurs.Aveuglants, ils m'offraient la lumière au bout du tunnel, l'espoir d'une résurrection. Il me restait à faire de ce mensonge, une simple, bien que compliquée réalité.

Alors de quoi parlerait le prochain ?

Depuis toujours un mot, un espoir,dictait ma vie dans ce bas monde. Et retomber amoureux n'était pas si naturel. Il ne suffisait pas de bousculer une femme au détour d'une rue. Les modes d'emploi n'existaient pas. Bien que quelques recueils avaient la prétention de l'offrir. Mais rien de tout cela ne parlait au romantique que je suis. Ce dernier se perdait, je l'avais compris à mes dépens. Trop de poèmes, trop de chandelles et finalement pas assez de banalités. Le trop et le pas assez entrainèrent ma perte. Le cœur écorché à l'idée que le romantisme était mort, il me parut impensable de retenter l'aventure. Car j'étais doué, pour chanter des sérénades sous le balcon des femmes, quand la pollution sonore empêchait, aujourd'hui à coup de contraventions, mes élans. Et puis surtout et avant tout,il faudrait trouver celle qui partagerait mon goût, ma définition de l'amour. Autant de raisons pour oublier l'idée. Alors, il me restait à tenter une expérience inédite. Mon choix, se résumait à tout le reste. Trente années à rêver d'amour pour en vivre quatre.La proportion était décevante, voire dissuasive.

Mais lorsque les possibilités sont trop nombreuses, on se perd. Inexorablement, je décortiquai le monde, sans la moindre envie de lui faire face. J'en vins, comme il y a des années, à ressentir une aversion pour lui. J'avais toujours aimé le silence. Les bruits de la vie, ne m'ennuyaient pas contrairement à ceux des hommes, trop souvent mécaniques. Déjà petit, souvent emporté par des vagues d'amertume, je fuyais les parcs, les fêtes foraines et groupements inutiles. Alors quand mon ami et éditeur eut vent de mon inaction, suite à mon imprudent mensonge, me proposa de m'isoler au milieu des montagnes, avec comme arguments la prise de recul et l'inspiration, j'acceptai.

Je m'attendais à une jolie demeure, un peu vieillie, surplombée par un dégradé de tuiles orangé et quelques moutons pour voisins, mais j'eus droit à une bicoque faite en carton. L'électricité en option, bien entendu. J'aimais la nature certes, mais également le luxe, du moins un certain niveau de confort. Écrire sur du papier à la lueur d'une bougie, fouler mon poignet pour quelques poignées de phrases n'était pas envisageable.Pourtant, je restai. J'investis les lieux avec cette éternelle question qui, sans doute, m'y poussait : qu'allais-je donc raconter pour le prochain ? L'inspiration vient de tout parait-il, mais ici il n'y avait rien.

Installée sur un meuble de cuisine boiteux, une bombonne de gaz qui ne tiendrait pas le rythme de ma consommation, un vieux poêle à bois semblable au foyer des locomotives à vapeur, crachait sa fumée face à un futon sur palettes, dont il ne restait que quelques petites années à vivre.Les rideaux Vichy défraichis, réussissaient l'exploit d'apporter un semblant de chaleur. Autour du cabanon pas un chat, aucun animal,même mort. Le constat était sans appel : j'étais le seul être vivant dans les environs, bien qu'inanimé.

Mes matinées se résumaient à de longues promenades, j'observais la diversité de la flore, quand les après-midi, visé sur la chaise aux nombreuses échardes,j'observais sans l'ombre d'une idée, les feuilles vierges.

Mon esprit ne m'était jamais parut aussi creux. Pour écrire, il devait foisonner. C'est ainsi que je voyais les choses. Plein, de souvenirs, de rancœurs, de sentiments,d'un tout, afin de le déverser et remplir le vide, qui me narguait inlassablement.

Un bout de deux semaines, au détour d'une énième excursion solitaire, un chien apparut. Aimable, il vint quémander des caresses. Ce premier contact, après de longs jours d'isolement, m'emplit d'une affection trop longtemps attendue. Un homme sortit du bois en clamant le nom de "George". Sans doute était-ce le chien, qui s'était vu affublé d'un étrange nom canin. Enchanté de le découvrir sous le poids de mon étreinte, il engagea la conversation avec enthousiasme et familiarité. Que je ne lui reprochai pas, tant la simple idée d'un contact humain me mettait en joie. J'appris alors que George l'humain et George le chien n'habitaient pas très loin. A quelques kilomètres de mon exil, une petit bourgade semblait vivre. Une invitation, et je me retrouvai dans le pub de ce village vallonné en compagnie des deux George. Tous les habitants se joignirent à nous, sans doute curieux de rencontrer l'étranger de ces lieux. Je me sentis étonnement à mon aise. Les ampoules brillaient à en perdre la vue, les flammes crépitant dans l'ancienne cheminée de pierre réchauffaient mon âme, l'alcool coulait à flot au rythme des vieilles histoires du pays. J'appris comment le village, il y a bien longtemps, s'était développé et les raisons de sa petite mort, quand les rares survivants continuaient de l'aimer. Je me délectai de la simplicité d'une vie à part, où le monde, plutôt que de se côtoyer, se lier.En une soirée, ils avaient tout appris de moi, sans même que j'eus l'impression de me confesser.

Je me pris à écrire à l'aide de leurs souvenirs, le récit de ce lieu et de ses âmes. Des histoires difficiles, romantiques, qui n'avaient rien à envier aux contes qui se dessinaient sur les tableaux des plus grands musées.

Aujourd'hui le cœur apaisé, la disparition des anciens et leurs querelles enterrées, couvraient la montagne d'un voile de douceur. Leur mémoire intacte, comme un garde-fou, pour ne pas reproduire leurs erreurs, reprenait vie sous mes doigts endoloris. Je restai une année pour m'enquérir de leur passé avant de livrer mon récit, leur histoire. Moi qui n'avais plus rien à raconter, je découvris des siècles de secrets, comme un trésor enfoui sous ce mont enneigé.

Cette histoire eut un succès qui étonna le village et moi le premier. Pour la première fois, je n'écrivais pas pour moi, mais pour eux. Pour nous, peut-être un peu, car je n'ai jamais quitté ce mont aux allures olympiennes. Ma bicoque est devenue chalet, et les feuilles comblées que je rature tous les matins du monde, l'ombre de mon prochain roman. Qui cette fois, contera ce qui n'existe pas.

Rien que des histoiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant