L'homme qui voulait...

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Vouloir s'empêcher de penser, voilà une drôle d'idée. Pourtant c'était la sienne.

Il se souvenait de celui qui avait dit "je pense donc je suis". Il avait toujours été certain qu'il manquait la fin de cette phrase, laissée en suspens par un écrivain trop paresseux. Les penseurs et leur fâcheuse tendance à laisser réfléchir les autres à leur place, l'exécraient. Le concernant les mots manquants ne devaient pas être bien loin de fatigué, exténué ou encore harassé.

Il savait pourtant que penser était également une faculté exceptionnelle, offerte avec un peu trop d'imprudence au genre humain. Que penser pouvait s'avérer utile. Qu'au fond c'était un don. Mais que comme dans toute chose, il y avait toujours le pour et le contre. Le décor et l'envers. L'ailleurs et l'endroit. Et que tout en définitive était voué à disparaître.

Alors où et quand s'interrompait la pensée ? La liberté des uns s'arrêtait où commençait celle des autres. Qu'en était-il pour cette liberté enfermée, rebondissant inexorablement sur les parois de sa boîte crânienne. Qui, si elle n'était ni écrite, ni criée, pouvait s'en plaindre, hormis son propre artisan ? Et JE n'était pas un autre, contrairement à ce que certains pouvaient penser. S'il se plaignait au sein même du tribunal de son esprit, cela ne ferait qu'ajouter des dissonances à la cacophonie déjà existante.

Comme une chanson exaspérante, il lui était impossible de la faire taire. Impensable de s'éteindre le temps d'un instant, pour renaître alors qu'il n'avait pour l'heure aucun autre désir.

En boule, sous les draps son corps roule, pivote, vire de bord tandis que ses jambes s'agitent et sa gorge grogne.

Il s'insurge contre lui même. Un combat intérieur. La pensée contre le désir. Ce n'est pas leur première discorde, ni leur dernière. C'est bien une guerre qui se répète encore et toujours. Comme toutes les autres. Comme si la pensée se libérait de l'empreinte de la mémoire. Car les finalités et leurs conséquences ne changent guère. Les moments sont si rares lorsque sa pensée suit son désir. Rares, précieux, intenses. Quand toutes les étoiles s'alignent, quand tous les feux se mettent au vert, un boulevard de possibles. L'accord parfait de son corps et de son esprit, ça le fait rêver. Si seulement il le pouvait.

A présent hanté par l'idée de ses rêves, ses méninges s'affolent de plus belle. S'enclenche alors la programmation, tel un journal de bord répertoriant la trame d'une soirée de spectacles. Beaucoup de possibilités,  mais pas assez pour tendre vers l'infini, le trou noir souhaité.

Si la nuit le lui permettait, il aimerait débuter avec de la douceur. Détendre son corps au rythme d'une scène agréable à regarder, avec un brin d'érotisme pourquoi pas. Dans lequel apparaîtrait la jolie fille d'hier. Celle qui dans le train, dévorait son livre des yeux. Une rencontre fugace, qui avait déclenché des émotions à sens unique. Alors, il aimerait faire quelque chose de ce moment de rien. Où même sa voix, n'avait pas existée. Imaginer, inventer ses pensées à elle. Ses attitudes et ses courbes. Bien que pour ces dernières, il lui suffirait de se les remémorer. Sa mémoire guiderait sa pensée. Et cela ne serait pas compliqué, tant pendant qu'elle lisait, lui s'était contenté de la réciter. Elle serait parfaite. Là, ici dans son imaginaire pour un début de nuit.

Le suivant, il le voudrait plus dynamique. Pouvoir se sentir héroïque. Sauter d'un hélicoptère en plein vol, sauver une nation en feignant d'être humble. Et pourquoi pas la faire de nouveau réapparaître. Imaginer son regard impressionné, subjugué quand la foule l'acclamerait. Il aurait hérité d'une petite coupure sur la pommette, signe de tout le mal qu'il s'est donné. Un charme viril qui lui ferait tourner la tête. Être regardé pour de vrai, être applaudi plutôt que montré du doigt, nu au milieu de la cour de récréation.

L'horreur il n'en veux pas. Et il en va de même pour les courses poursuites qui n'en finissent jamais, les couloirs trop étroits, les masques flous et singuliers et la terrible sensation d'être essoufflé, bien qu'inerte. Les endroits lugubres, les violences quelles qu'elles soient, ne sont pas censés s'allier à la nuit. Les rêves ne sont pas faits pour être éprouvés. Ça, c'est le rôle de la vie.

Il poursuit petit à petit la programmation de sa nuitée sans sommeil. Il ajoute des scènes à ses scénarios de plus en plus entreprenants et construits. La crédibilité il s'en moque. Le propre d'un songe est de s'enfuir, au delà de la réalité. C'est pour ça qu'il aimerait rêver. Vraiment. Perdre le contrôle de ses pensées qui manquent trop souvent d'originalité et de spontanéité. Qui ne font que reproduire des idéaux standards, et finalement si peu vibrants. Ses pensées ressemblent à celles des autres. JE est peut-être bien un autre en fin de compte.

Il imagine le plaisir d'une histoire inconnue, qui le surprendrait en faisant vivre certain de ses désirs, même les inavoués. Au hasard d'une rêverie, se laisser porter, guider, par celui là même qu'il tente de faire taire depuis la nuit des temps. Son esprit. Qu'il sait capable de créer de formidables contes, lorsqu'il cesse de le gouverner. Qu'il serait bon, d'oublier les tracas, le monde, les autres, la fille du train, d'oublier même le fait de respirer. Il aimerait tant prendre vit dans un ailleurs imprévisible, impossible, irréel sans pour autant quitter cet endroit.

Mais voilà, la brume se lève, et la nuit s'enfuit déjà.

Rien que des histoiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant