Chapitre 37 : Dérailler

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MONTHECLIVES –


Parmi les nombreux désagréments susceptibles de contrarier Cineád, gaspiller son temps figurait en tête de liste. Ces derniers jours, Oswald l'avait mandaté à plusieurs reprises pour effectuer les faveurs qu'il accordait à leurs potentielles recrues. Des faveurs meurtrières. Or se trouver dans une station insalubre à une heure avancée de la nuit, après une énième épuration par le feu, constituait à ses yeux une majeure perte de temps.

Les narines agressées par les remugles de sudation et d'ammoniaque, Cineád comptait les trop nombreuses minutes qui le séparaient encore d'Alphecas et de son plumard. Il avait déjà résolu de réduire en cendres le moindre contretemps qui aurait l'impudence d'ajouter des secondes au compteur.

La rame freina enfin devant le quai avec un sifflement suraigu. Il s'engouffra à l'intérieur et alla se poster contre les vitres des portes scellées. Les éclairages blafards lui agressaient les yeux. Cineád était sur le point d'abaisser les paupières, de se retirer dans les ténèbres confortables le temps du trajet, lorsqu'un élément perturbateur qui commençait à lui être bien trop familier capta son attention.

Elle se dirigeait vers l'une des sorties et lui tournait le dos, mais il reconnut aussitôt les courts cheveux auburn noués en catogan et la sveltesse de la silhouette. À la vue de la bandoulière de son fameux reflex passée autour de sa nuque, il se mit en branle sans même l'avoir prémédité. Une impulsion le décolla de son appui. Le signal sonore aux oreilles, il franchit les palières qui coulissaient. Elles claquèrent dans son dos, et il fut laissé sur le quai avec la réalisation qu'il venait sans doute de foutre en l'air le reste de sa nuit.

Passablement irrité, mais surtout déconcerté, Cineád emboîta le pas à la Terebros. Il s'agissait d'une des dernières personnes qu'il se serait attendu à voir descendre à Antaray. Quartier enclavé de Montheclives, il consistait en un cloaque sociétal gangrené par le vice. Achernar l'avait si bien avili, avec ses extorsions et sa pléthore d'établissements de nuit aux pratiques frauduleuses, que la municipalité le leur avait pour ainsi dire abandonné. Tout reporter assez fêlé pour s'y risquer aurait assez de jugeote pour ne pas s'afficher comme tel. Pourtant la Terebros arborait son appareil avec ostentation.

Cineád gravit quatre à quatre les marches de la bouche de métro et la rattrapa dans l'une des artères grouillantes de population nocturne. Des bars à hôtes et hôtesses miteux, bien loin du standing du Lucent, affichaient leurs tarifs sur des affiches racoleuses. Les néons des sex-shops se découpaient sur des devantures sombres et hermétiques. Des volutes suspicieusement pastel, au parfum doucereux, flottaient au-dessus des terrasses. Les salles ouvertes sur la rue se livraient à une concurrence sonore assourdissante.

Cineád émit un claquement de langue incrédule en avisant les écouteurs logés dans les oreilles la Terebros. Parvenu à sa hauteur, il lui en retira un d'un geste désinvolte, signalant ainsi sa présence. Elle s'arrêta net et pivota vers lui pour lui arracher l'accessoire, sans même l'avoir identifié. Ses sourcils se haussèrent quand elle le reconnut, puis elle lui décocha une œillade fielleuse. Il tapota l'appareil numérique qui pendait à son cou.

— Là tu fais fort. Ça te prend souvent ce genre de pulsion de mort ?

Elle se détourna avec un reniflement mordant.

— C'est pas le moment, là.

— D'accord, lança-t-il dans son dos. J'attends que tu te sois fait passer à tabac, alors ? On en rediscute quand ton appareil sera en miette et que tu pisseras le sang ?

𝐀𝐒𝐓𝐄𝐑𝐒 | Tome 1 | LES DAMNÉS DE BRYVASOù les histoires vivent. Découvrez maintenant