Chapitre 9

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Chapitre 9

Dix-huit heures. Alex venait de partir, conscient qu'après l'appel de mon père au sien il valait mieux se faire oublier un petit temps, ce mois-ci toujours, et je me retrouvais seule, à errer dans cette chambre que je ne reconnaissais plus comme la mienne et qui éveillait davantage la mélancolie que la nostalgie. Comment ne pas me sentir à l'étroit dans cette chambre d'adolescente ; cette chambre où les souvenirs tapissaient autant les murs qu'ils n'encombraient les étagères ; cette chambre, qu'avec férocité, ma mère conservait comme un musée.

Mon antidouleur avalé, je m'allongeai sur mon lit et méditai, les yeux fixés aux invisibles constellations du plafond.

En l'espace de trente-six heures, ma vie avait irrémédiablement basculé. De célibataire endurcie et épanouie, je me retrouvais désormais coincée à devoir jouer la comédie, à devoir prétendre l'intimité avec le cafard que je rêvais de pulvériser. Un cafard dont, de surcroît, j'ignorais tout des réelles intentions. Car peut-être Alex visait-il juste ? Peut-être l'argent n'était pas le but de Devlin, mais simplement un plaisant lot annexe ? Peut-être nourrissait-il en réalité de plus sombres ambitions ? Comme me déstabiliser, me distraire et m'empêcher de décrocher la mention nécessaire à la prétention du stage que nous visions tous les deux ? Peut-être avait-il entrevu l'opportunité de me ridiculiser dans tous les domaines de mon existence et avait-il saisi sa chance ? Et s'il caressait l'idée de m'humilier non seulement à la faculté, mais également auprès de ma propre famille ? Et si, le soir du réveillon, il comptait dévoiler la vérité et me vilipender devant ma cousine qui n'avait guère besoin de munition supplémentaire pour me déprécier ?

Tout à coup, un poing toqua à la porte de ma chambre. Me relevant, je dissipai mes ruminements, m'extirpai de mon lit, allai ouvrir et découvris, sur le pas de ma porte et le manteau entrouvert sur son maillot, mon petit frère, l'allégresse aux lèvres.

« C'était bien le foot ?

— Super ! J'ai marqué deux buts ! »

Face à sa joie contagieuse, la fierté adoucit mes traits marqués par la fatigue et la douleur. Six mois auparavant, arracher, n'était-ce que l'ombre d'un sourire, à Léo relevait du songe. Quels que fussent les activités que ma mère lui proposait, les musées, les parcs d'attractions ou même les associations où se retrouvaient les enfants sourds et malentendants de son âge, rien ne l'égayait. Immanquablement, il restait dans son coin, l'œil triste et le cœur lourd. Même lorsque je passais le prendre un samedi pour une soirée pyjama chez moi, rien que nous deux, où nous mangions de la crème glacée à nous en écœurer, advenait toujours un moment où la tristesse embuait ses grands yeux d'enfants, où la solitude de sa condition lui pesait, lui rappelait que, peu importait ses efforts, la joie qu'il déployait, jamais les autres ne le traiteraient comme un être humain normal ; que toujours il serait laissé sur la touche. Toléré, mais jamais accepté. Mais, il y avait six mois, tout avait changé. Il y avait six mois, Alex avait entendu parler d'un thérapeute spécialisé dans ce genre de cas. Un thérapeute qui avait réussi à faire entendre à ma mère que les écoles et clubs spécialisés le marginalisaient plus qu'ils ne l'aidaient ; qu'ils le mettaient en souffrance plus qu'ils ne lui donnaient une chance. Alors mes parents avaient accepté de revoir leur position. En compromis, ils avaient inscrit Léo à un club de foot mixte, où sourds et entendants apprenaient à unir leurs différences, et l'évolution les avait frappés. En deux mois, Léo était plus ouvert, plus souriant... En un mot : épanoui.

Il s'ébroua les cheveux encore humides de sueur et de pluie que je lui dis :

« McDonalds pour le champion, ce soir ? »

Tel est pris...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant