Chapitre 16

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Chapitre 16

« De l'algodystrophie. »

Il l'avait déclaré de son ton professoral, loin de se douter qu'il scellait mes espoirs telle la lourde et sinistre fatalité, me la présentant comme un désagrément rare qui, parfois, pouvait survenir après un choc ; un désagrément qui, en règle générale, survenait des mois après si l'envie lui prenait d'exister ; un désagrément qu'évidemment, avec ma bonne étoile, il me fallait expérimenter.

Minée, consciente que si je m'obstinais c'était soit mes partiels qui trinqueraient, soit ma santé, je traînai le pas dans le couloir, peu envieuse d'appeler le chauffeur qui devait me ramener. De mon égo ou de ma gracile raisonnabilité, qui l'emporterait ? Les paris étaient lancés, et je n'étais pas sûre d'apprécier.

— Dumas.

Eh merde. Sérieusement, il était partout, ou comment ça se passait ? Jamais je ne l'avais autant croisé de ma vie que depuis la naissance de ce stupide pacte. À croire que cette lugubre soirée, apogée de ma sinistre existence dans laquelle Angie faisait loi, nos chemins étaient résolument liés. Franchement, l'hôpital n'était pas assez grand ?

Et puis, d'ailleurs, il était obligé de se manifester ? D'accord, il me reconnaissait, mais il n'était peut-être pas obligé d'engager la conversation, ni même de se dévoiler. Si ?

— Devlin, pivotai-je. Toujours en vie.

L'amusement attendrit sa mâchoire.

— Comme tu le vois.

Une main dans la poche de son pantalon (parce que oui, demander à Devlin de porter des jeans était blasphématoire), il me regarda calmement, avec la tranquillité qu'engendre la supériorité, puis demanda :

— Qu'a dit le médecin ?

— Algodystrophie, soupirai-je, les dents serrées.

Tiens, torture-toi les neurones avec ce mot.

— Le stress des examens, considéra-t-il.

De fières, mes lèvres manquèrent de se décrocher ; il me fallut les mordre pour les contrer.

Non mais, c'était une plaisanterie. Pas vrai ? Devlin ne pouvait pas connaître cette chose. Il ne pouvait pas tout connaître, enfin ! C'était une malédiction. Existait-il un domaine lui échappant ? ou, non contente de supporter Angie et ses tartines de sciences infuses, je m'étais coincée avec un second génie ? Parce que si tel était le cas, je préférais l'annoncer tout de suite : la grippe me frapperait à temps pour le Réveillon !

— Qu'est-ce que tu vas faire ?

— Comment ça ?

Il se dandina sur l'autre pied, changeant la jambe qui supportait le poids de son corps fuselé pendant qu'il discutait, avant d'expliquer :

— Pour les partiels. Qu'est-ce que tu vas faire ? Les passer à la rentrée, finalement ?

— Ça te plairait, hein ?

— Pardon ?

— Tu serais gagnant quels que soient mes résultats.

Ma bile refluait ; son sourcil se haussait.

— Que tu les passes à la rentrée ou maintenant ne changera rien, Dumas. Dans les deux cas, je serai premier et le stage me sera assuré.

Son petit sourire satisfait frémissant au coin de sa joue, il avança d'un pas. Feignant de me remettre en place une mèche de cheveux, il acta :

— La seule chose que ça changera, ce sera de savoir si tu seras seconde... ou perdue dans la masse.

Il inspirait, me jaugeait de cet œil satisfait qui clamait : j'ai gagné, et je bouillais, rageant d'autant plus d'être privée de mes bras croisés.

— Tu sais que je vais t'étriper ?

— Avec un bras ? s'amusa-t-il. Je suis impatient de voir ça.

— T'es vraiment...

— Charmant ? réagit-il en interceptant mon bras dont le doigt, déjà, menaçait. Il paraît, oui.

Le contact de sa peau fraîche sur la mienne, encore moite de mon rendez-vous désespérant, me fit frissonner. Je tirai sur mon bras, résolue à rompre ce contact indésiré ; il s'obstina à le garder, déterminé à m'ulcérer.

— Lâche-moi.

— Et la politesse ?

— Lâche-moi avant que je n'explose ton joli minois.

— Tiens donc... J'ignorais que tu me trouvais beau.

La satisfaction étira ses lèvres pleines, frémit sur le satin recouvrant ses mâchoires ciselées : d'un coup sec, je tirai et récupérai ce bras qui m'appartenait. Alors, ma langue claqua, mon regard noir le fusilla.

— Dans tes rêves, Devlin.

— Oh, ce n'était donc qu'une façon de parler ?

— À ton avis ?

Expirant d'un flegme exaspérant, il recula d'un pas, me restituant enfin ce semblant d'espace que la crise sanitaire s'était échiné à rabâcher pendant deux années. La tête inclinée, il m'observa avec sérieux jusqu'à ce qu'une infirmière nous prie gentiment de nous pousser.

Un lit passa, s'engouffra dans l'ascenseur.

— Je crois que tu devrais penser à ta santé avant de penser à l'image que les autres ont de toi.

Le dos incliné, je me retournai et manquai de m'étouffer :

— Je rêve, ou tu es en train d'insinuer que je suis superficielle ?

Ses yeux noirs blasés, il haussa un sourcil.

— Tu es exténuante, tu le sais, Dumas ?

Je le dévisageai ; il éclaira :

— Je dis simplement que tu devrais penser à ce qui est bon pour toi avant de t'inquiéter des autres.

— Être égoïste, en somme ?

Mon sourcil imitait le sien que, détaché, il affirma :

— Un peu d'égoïsme n'a jamais tué.

— C'est vrai que tu fais loi en la matière.

Cette fois, son flegme ne s'encombra pas d'amoindrir l'exaspération que je titillais. Las de ce petit jeu, il enfila prestement son manteau, cala sa bandoulière sur son épaule et approcha d'un pas, ses quinze centimètres supplémentaires ne tardant pas à me recouvrirent.

— Tu sais, Dumas, si tu mettais autant d'énergie pour te respecter que tu n'en déploies pour me combattre, tu ne perdrais pas ton temps à chercher l'affection de ceux qui prétendent t'aimer, mais t'écrasent ou t'utilisent sans pitié.

Redressant le col de son manteau, il me dépassa.

— Qu'est-ce que je dois comprendre ?

— Tu sais très bien ce que tu dois comprendre.

De son profil qu'il m'avait concédé le temps d'une réponse, je n'eus bientôt plus que le souvenir. Une main recoiffant diligemment ses cheveux bruns en bataille, Devlin s'en alla, sans doute pressé d'aller retrouver ses bien-aimées révisions, et me laissa là, à contempler sa démarche aussi leste qu'assurée, en compagnie des taciturnes réflexions que son acerbité avait insufflées.

Tel est pris...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant