Chapitre 27

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Chapitre 27

22 décembre 2023

Angie.

Après toutes ces années d'amitiés, après tout ce que nous avions vécu, enduré ensemble, il avait eu le culot de me balancer ma cousine en pleine tête, comme une bombe attendant patiemment l'instant adéquat pour exploser.

— T'es vraiment un fumier.

À ma colère, répondit son détachement moqueur.

— Si tu le dis.

— T'as que ça à dire ? Vraiment ?

Il haussa les épaules, prospecta pour les gouttes de bière qui n'existait plus dans son verre et, plus que jamais, il me fallut réprimer l'envie de lui sauter à la gorge. Après toutes ces années, après toutes nos galères et toutes nos disputes, c'était comme ça qu'il terminait notre amitié : par un ultime coup bas bien placé ? Il n'y avait vraiment pas à dire, Léo avait vu juste... Alex était un connard. Un connard de la pire espèce qui plus était ; de celle qui s'estimait victime incomprise.

La rage ourlant mes cils, je me retenais tant bien que mal de ne pas l'égarer, de ne pas lui concéder cette ultime démonstration d'émotivité. Mon cœur saignait, mais qu'importait. Alex était froid, je serai détachée. Alex ne s'excuserait jamais, je le traiterai donc comme le pitoyable étranger qu'il serait désormais.

Il réclamait la petite sœur d'un signe de la main à la serveuse slalomant entre les clients et je me détournais en serrant les dents. Baissant la tête à chaque levée de coude que je rencontrais, je serpentais entre les lurons aussi morose qu'aigre. Et lorsque l'air glacial me mordit les joues brûlantes, que je m'aperçus que je me tenais dans la ruelle, alors mon cœur explosa et mes larmes dégringolèrent.

Quinze ans... Nous étions meilleurs amis depuis quinze ans, et c'était comme ça que tout s'achevait ? parce que j'avais changé ? La belle affaire ! Alors, quoi ? Parce que j'avais eu l'audace de récriminer sa violence, que j'avais eu la stupidité de conclure un accord avec Tom Devlin, c'était terminé ? J'avais osé m'exprimer, faire un choix pour ma vie, et c'était trop ? Pour quelqu'un qui n'avait cessé ces dernières années de railler mon manque d'intrépidité, d'individualité, il était sacrément gonflé.

— Navré, s'excusa Tom.

Le nœud dans ma gorge m'étouffa ; il ajouta :

— Si j'avais imaginé que ça se passerait ainsi ne serait-ce qu'un instant...

— Eh bien quoi ?

Épongeant mes joues fraîches d'un revers de manches rugueuses, je lui fis face. Le heurt lissait son visage laiteux.

— Tu m'aurais épargné cette scène ? Tu m'aurais dit ce qu'il se passait plutôt que d'insister pour me le faire vivre ?

— Oui.

À travers mes larmes, un rire m'étrangla.

— C'est ça... Comme si tu en avais quelque chose à foutre de moi ou de mes sentiments.

Les sanglots garrotant ma gorge, j'ouvris ma bouche pour respirer, aspirer cet oxygène que l'émotion me dérobait... mais n'y parvins pas. À chaque vague que je maîtrisais, une autre déferlait. Immanquablement, continuellement, la douleur s'écoulait.

— Anastasia...

— Non.

En dépit du brouillard hantant mon regard, je notai ses doigts suspendus à l'air ; suspendus à ce non qui leur interdisait d'approcher, de continuer...

— Je t'interdis de faire ça.

— « Ça » ?

Dans ma gorge, le nœud m'oppressa ; dans ma poitrine, mon cœur se serra.

— De faire comme si tu en avais quelque chose à faire. De m'appeler par mon prénom, de me défendre, de prendre soin de moi, de...

Ma voix se brisa.

— De faire comme si tu ressentais quoi que ce soit pour moi.

Étranglée par cette vérité qui écorchait mon cœur, je mordis mes lèvres tandis que mes yeux fuirent vers le ciel ; ce ciel pollué par les lumières parisiennes qui avalaient goulûment les étoiles dont les romantiques raffolaient tant.

De tous les hommes, il avait fallu que mon cœur s'amourache du seul qu'il ne pouvait avoir, du seul qu'il ne devait réclamer. Et alors que je venais de perdre mon meilleur ami, renoncer à celui qui m'avait permis de m'en détacher, à celui qui m'avait donné l'impression d'exister au cours du mois qui venait de s'écouler, me paraissait un sacrifice démesuré. Pourtant, le choix ne m'appartenait plus. Je ne pouvais remplacer une toxicité par une autre ; je devais apprendre à être seule plutôt qu'accepter la violence et la manipulation.

— Et si c'était vrai ?

Ses doigts glissèrent sous mon menton, ramenèrent mes yeux sur son visage. De son pouce, il caressa ma joue, y dispersa les larmes s'y baignant.

— Fais pas ça...

Les lèvres entrouvertes, je hoquetai. Je tentai de respirer comme je le pouvais.

— Si je t'appréciais sincèrement ?

Il fit un pas : son souffle se mêla à l'oxygène que je tâchai d'aspirer. Son regard dans le mien, j'en oubliais le bourdonnement continu de l'allégresse festoyant de l'autre côté de la ruelle pavée.

— Arrête...

De ma joue, son pouce descendit sur ma lèvre.

— Pourquoi ?

Il mordit la sienne, séducteur jusqu'au bout, que je mordis tout court :

— Parce que tu es bon acteur, tu te souviens ?

Piqué par le rappel de sa propre absence d'humilité, il serra les dents.

— Un acteur qui n'a pas été payé, tu te souviens ?

D'un mouvement de la tête, je me débarrassai de sa main. Ma langue sur mes lèvres, je ravalai le rire qui me brûlait la gorge.

— T'en fais pas. Tu l'auras en cash à l'instant même où le réveillon sera terminé.

Lasse de cette pitoyable humiliation que je m'infligeais devant mon rival, j'expirai les derniers tremblements persistants, séchai le vestige de mes larmes et enclenchai le départ.

— Essaie de trouver un costume. Histoire d'être un minimum dans le thème.

Amer, il déglutit :

— T'en fais pas pour ça.

Puis, me passant devant, il me claqua une liasse de feuilles sortie de son sac bandoulière sur la poitrine et cingla :

— Je suis un excellent acteur.

Le col de son manteau redressé, il enfouit ses mains dans ses poches et s'en alla à grandes enjambées, me laissant seule avec mon amertume, mon heurt et mes pensées.

Tel est pris...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant