~ Chapitre 1.2 ~

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Julien

Un mois plus tôt

Samedi 14 janvier 2023

Ce matin encore, l'ascenseur est en panne. Une feuille a été imprimée. Accrochée avec deux pauvres bouts de scotch. Le marron. Celui pour les déménagements. Elle a été mise entre les boîtes aux lettres et l'interphone. La feuille penche sur la gauche. Pas de beaucoup. Six ou sept degrés. J'habite au rez-de-chaussée. Il faut monter une envolée de marches pour accéder à mon appartement. Un peu comme le grenier dans lequel la marâtre enferme Cendrillon pour l'empêcher d'aller au bal. Je ne suis pas vraiment concerné par les pannes d'ascenseur. Mais mon cerveau remarque souvent les choses insignifiantes que personne ne voit jamais. Les trucs de travers surtout.

Je n'ai pas toujours vécu dans le 18e. Je n'ai pas toujours vécu à Paris non plus. Je m'y plais bien et ne compte pas retourner à Lyon. Pas tout de suite en tout cas. Jamais en fait peut-être. Je ne suis pas du genre à tout plaquer pour aller vivre à l'autre bout du monde. Peut-être qu'un jour, je ferai un truc impulsif de ce style. Quand j'aurai 40 ans. Que j'aurai accompli ce que je voulais accomplir. Et que l'ordre que je me suis appliqué à mettre dans ma vie m'ennuiera.

Je travaille dans la finance. Le marché. Les actions. La bourse. On reviendra plus tard pour le cours d'économie, mais, pour faire simple, je détiens des bouts de la dette de l'État que je revends à des clients. Je suis une passerelle entre les obligations d'État (les petits bouts de la dette) et les traders (mes clients qui les achètent). Ma vie est assez chronophage. Enfin, ça sonne péjoratif de qualifier ma vie de chronophage, mais disons que mes semaines sont réglées comme du papier à musique : mes horaires dépendent de l'ouverture et la fermeture de la bourse. 8 h 30 – 18 h 30. Du lundi au vendredi. Jours fériés compris. Je n'ai pas beaucoup de vacances. Sauf quand j'en prends. Logique jusque-là. Je vais partir à Montréal d'ici deux semaines. Avec mon ex. Pas terrible, je sais. J'ai passé un deal avec moi-même pour me dire que j'y allais davantage pour la destination que pour la personne avec qui j'y serai. Je passe souvent des deals avec moi-même. Tout le monde fait ça. Ça permet de rendre acceptables les décisions que l'on prend. Mes amis me disent que ce n'est peut-être pas l'idée la plus brillante du monde, mais mon argumentaire tient la route. Ça fait longtemps que je ne suis pas parti en vacances. Le voyage était déjà prévu à l'époque où on était ensemble. J'ai besoin de déconnecter du quotidien. Et on pourra clôturer correctement notre relation. On élabore toujours une liste d'arguments plutôt convaincants quand on passe des deals avec nous-mêmes. Dans le fond, il y a quand même du vrai ; ça fait vraiment longtemps que je ne suis pas parti en voyage, loin, avec du décalage horaire. J'ai fait quelques excursions ces derniers mois. Marseille pour un festival cet automne. Lille pour aller à un concert avec mes parents. Bordeaux. Rennes. Puis Béligneux, près de Lyon pour Noël. J'ai un petit bout de ma famille paternelle là-bas.

Je ne lis pas. J'avalais les pages de romans fantastiques quand j'étais petit. Mais le manque de temps, la vie qui va trop vite, les priorités qui s'empilent, et on arrive à dix années écoulées sans avoir ouvert un livre. Je viens pourtant d'en finir un aujourd'hui. C'est un livre particulier. Enfin, c'est un livre un peu différent de n'importe quel livre que j'aurais pu aller acheter à la Fnac. Je connais la personne qui l'a écrit. Je ne la connais pas juste de loin comme on connaîtrait quelqu'un dont on pourrait dire « C'est une amie d'un ami qui l'a écrit ». Ce n'est pas une vague connaissance. Ni la sœur d'un oncle qu'on voit une fois par an à Noël. Surtout que ce serait ma tante dans ce cas-là. C'est une fille que j'ai fréquentée. Pas une ex. Elle ne rentre pas officiellement dans la catégorie de mes ex. Je ne suis jamais sorti avec. Mais je la connais vraiment plus que « juste un peu ». À l'époque où on se voyait, je ne savais pas qu'elle avait écrit des livres. Je ne savais pas grand-chose de son passé en réalité. Ce qui semble contradictoire avec le fait de la connaître vraiment plus que « juste un peu ». Je ne la connaissais qu'à travers ce qu'elle m'avait raconté. On ne connaît jamais les gens autrement qu'à travers ce qu'ils veulent bien nous dire d'eux. Je n'avais pas spécialement creusé. Elle ne s'était pas non plus épanchée sur le sujet. Et le résultat, c'est que j'ai découvert un an plus tard toutes les saisons de son passé qu'elle avait volontairement dissimulées.

Dans l'une de ces saisons, quelque part entre ses 18 et 20 ans, elle avait écrit des livres. Quand je l'ai appris, je me suis empressé d'acheter le dernier et j'ai commencé à le lire – pour une raison que j'ignore étant donné qu'on ne se voyait plus et que notre semblant de relation avait déjà fané.

Je considère que les relations sont comme des fleurs qui grandissent, deviennent très belles, puis fanent quand l'un, l'autre, ou les deux, ne peuvent plus, ne veulent plus arroser. J'ai souvent été celui qui ne pouvait plus arroser. Je ne cesse pas volontairement, je ne fais pas du mal intentionnellement. Mais je finis toujours par ne plus pouvoir donner de mon énergie, de mon affection, de mon temps. Alors je prends mes distances. Me terre dans le silence. Et m'éloigne. Jusqu'à disparaître.

C'est ce qu'il s'est passé avec cette fille.

La fille du livre.

***

Quatre mois se sont écoulés depuis que ça s'est terminé. À la différence des fois précédentes, Julien a disparu avant de s'éloigner. Il s'est volatilisé avant de prévenir qu'il allait s'en aller. C'était un procédé inédit. Rarement expérimenté. Réservé aux fois où l'on préfère fuir vite et faire très mal, plutôt que se retirer progressivement pour diluer la douleur de la rupture dans le temps. Est-ce qu'il y avait réellement une bonne manière de faire quand, de toute façon, le résultat serait le même ? La fille du livre allait souffrir. C'était inévitable. Parce que le plus dur, ce n'est pas d'être la personne qui reste, le plus dur, c'est d'être la seule qui continue à aimer.

Julien n'avait pas anticipé qu'il disparaîtrait. Julien ne calcule pas ce qu'il fait. Il a toujours été partisan de la spontanéité, et ça donne à ses décisions ce caractère imprévisible. Julien est un homme qui suit son cœur. Ce qui lui a valu d'en écorcher quelques-uns en chemin. Prenez ce texto envoyé à la fille du livre un samedi soir de janvier. Avait-il réfléchi pendant des jours à la tournure de ses phrases avant de le lui envoyer ? Absolument pas. Avait-il imaginé l'électrochoc qu'elle ressentirait en voyant la notification s'afficher à 20 h 26 sur son portable alors que ça faisait quatre mois que l'homme qu'elle aimait l'ignorait ? Absolument pas.

Bonsoir Sté,

J'ai hésité entre écrire ici ou t'envoyer une lettre, mais je préfère garder un peu de spontanéité et espérer que tu voies mon message assez rapidement, voire peut-être que tu y répondes. Donc j'écris dans mes notes avant de copier-coller parce que je m'en voudrais trop si j'envoyais un demi-message par inadvertance.

Je viens de terminer ton livre. Ça m'a pris beaucoup de temps, c'est vrai. Je le lisais au travail, petit passage par petit passage, puis je n'ai plus avancé pendant plusieurs semaines. Je l'emmenais toujours avec moi quand je voyageais, mais il restait simplement dans ma valise. Je t'ai lue à Marseille. Puis j'ai encore arrêté. Le week-end dernier, je suis allé à Bordeaux et j'ai lu pendant trois heures d'affilée dans le train. Je n'avais pas fait ça depuis très longtemps ! Je viens de finir tes lignes aujourd'hui. C'est très beau, je te voyais et t'imaginais à travers chaque page. Je me demandais systématiquement à quel point cette histoire était autobiographique. J'ai envie de te poser pas mal de questions... Après avoir lu les remerciements, je suis allé dans mon petit meuble japonais prendre ta dernière lettre que je viens de relire. Ton dessin est magnifique, même l'enveloppe est belle... Je m'en veux tellement de t'avoir blessée et délaissée de la sorte. Tu mérites tellement d'amour, mais ce n'est pas quelque chose que j'ai réussi à te donner. Je ne suis pas ton Simon, mais j'espère que tu trouves quand même quelques analogies entre lui et moi.

Qu'est-ce que tu dirais d'aller boire un verre dans les semaines à venir, et que chacun rentre chez soi ensuite ? Juste pour échanger, te parler de ton livre, te poser mes questions (sans feuille dans ma poche arrière) et que tu termines ta dédicace incomplète. Ma mère veut absolument que je lui prête mon exemplaire, elle me l'a déjà réclamé deux fois.

J'ai essayé de coller ce texte sur Instagram, mais il est trop long, donc je te l'envoie ici. Je ne saurai pas si tu l'as vu, tant pis pour moi.

En tout cas j'ai hâte de lire ta suite.

Merci et pardon.

Julien

La Fille du livreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant