Stella
Le même jour
Mardi 17 janvier 2023
Mes semaines sont scindées en deux entre mon alternance et mes cours. Le rythme est le même toutes les semaines : lundi, mardi, mercredi en entreprise, et jeudi, vendredi à l'école. Je travaille dans une boîte allemande qui édite des logiciels informatiques. Les Allemands doivent être très détendus sur le sujet parce que je n'ai pas d'horaires et je peux faire du télétravail tous les jours. Assez conceptuel, mais tant que le travail est accompli, personne ne vérifie jamais où je suis et ce que je fais. C'est plutôt cool. Les jours de flemme, je reste en jogging dans mon lit avec mon ordinateur sur les genoux. Les jours où j'ai fini toutes mes missions, je me lance dans des marathons Netflix. Et les jours où je me réveille avec un élan de motivation, je prends le métro pour me rendre au siège, à Levallois. Ce mardi matin est un jour de grande motivation. Je suis heureuse depuis quelques jours. Bon ok, je suis heureuse depuis samedi soir. Le message inopiné de Julien, vous vous souvenez ?
Mon bureau se trouve au 13e étage dans une grande tour, comme à La Défense. Mais depuis le Covid, mes collègues ne viennent plus jamais au siège. Alors je m'installe au 14e où il y a parfois un peu plus de passage. Je m'assoie à un bureau qui n'est pas le mien. Juste en face du Sacré-Cœur qu'on peut deviner au loin. Je le regarde toujours en pensant à Julien. Il habite juste à côté. Entre les Abbesses et Montmartre.
Tous les mardis matin, de 9 h 30 à 10 h 30, j'ai une réunion hebdomadaire avec ma manager. Je la déteste. Enfin, dire que je la déteste est excessif. Mais je ne la porte pas dans mon cœur. Elle n'est pas méchante, mais très lâche et un peu mesquine. Déjà, elle a une stratégie qui consiste à en faire le moins possible. Elle me délègue littéralement tout le travail et c'est à se demander ce qu'elle fait de ses semaines. Ensuite, elle a zéro considération pour les jeunes, les alternants, les stagiaires, et toute personne moins âgée qu'elle, moins diplômée ou juste en-dessous d'elle dans la hiérarchie. Et ça, c'est vraiment insupportable. Elle a toujours cet air suffisant qui vous fait sentir que, quoi que vous disiez, quoi que vous fassiez, vous restez inférieur. Ça m'a beaucoup affectée les premiers temps. J'ai toujours fait reposer sur la validation des autres l'estime que j'ai de moi-même. Erreur. Grave erreur. Ne jamais se rendre dépendant des gens comme ça. Quand ils reconnaissent ma valeur, je me prends un shoot de confiance en intraveineuse. Mais dès qu'ils disparaissent, toute l'assurance que j'avais retrouvée s'effondre. Je m'effondre. Toujours est-il que je dois me coltiner une heure de réunion inutile avec ma manager tous les mardis. Et quelle perte de temps c'est à chaque fois.
Je ne suis pas vraiment là aujourd'hui. Je suis distraite parce que je pense à Julien. Ça fait déjà trois jours depuis le message de samedi soir. Trois jours, ce n'est rien à l'échelle d'une vie. Mais trois jours, c'est déjà beaucoup pour laisser en « vu » quelqu'un qui a eu le courage de mettre sa fierté de côté pour admettre qu'il a merdé.
***
Stella a cette capacité qui lui permet de câbler son cerveau pour contrôler ce qu'elle fait. C'est très impressionnant de voir la retenue qu'elle peut se discipliner à avoir quand elle s'est fait une promesse. Mais il arrive parfois que tous les fusibles sautent, d'un coup, sans raison, et que tout le système qu'elle avait mis en place disjoncte. Quelque part entre 10 h 14 et 10 h 18, le système avait disjoncté. La réunion avec sa manager n'était pas encore terminée, mais Stella s'était mise à agencer dans sa tête les mots du message qu'elle avait soudainement décidé d'envoyer à Julien. À 10 h 27, elle avait trouvé la bonne formulation. Et à 10 h 31, le texto était en train de traverser les ondes spatiales entre Levallois et la rue Vivienne où Julien était assis à son bureau, à compter les heures qu'il devait encore tuer avant de devoir partir au foot.
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La Fille du livre
RomanceStella est une utopiste qui aspire à mener une vie comme dans les romans d'amour qu'elle écrit. Mais un passé tumultueux, un manque de confiance en elle, une peur de s'ouvrir aux autres, et on en arrive à 23 ans d'existence sans être jamais tombée a...