~ Chapitre 3.2 ~

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Julien adorait son père. Il était aux antipodes de l'image froide et rigide que l'on peut se faire d'un enseignant. C'était un homme simple et chaleureux. Richard n'avait pas de malice. Il était la bonté incarnée, comme ces vrais gentils qui semblent n'avoir jamais été traversés par le plus frêle courant d'air d'espièglerie. Richard était un homme en paix, que rien ne tourmentait. Il s'était appliqué à se fabriquer une vie ordinaire avec la minutie d'un orfèvre, et il vivait avec ce principe ; celui de ne laisser personne venir à lui et repartir sans être plus heureux. Là était encapsulé tout le contentement de Richard.

Richard avait toujours voulu être enseignant. C'était une vocation qu'il n'avait jamais pu expliquer, mais qui l'avait guidé comme une boussole que l'on suit aveuglément sans remettre en question les indications qu'elle nous donne.

D'ailleurs, ses élèves adoraient M. Sullivan. Quand ils arrivaient en classe, la date du jour était toujours inscrite au tableau. M. Sullivan écrivait bien. Surtout avec les craies. Avec les feutres Velleda, son écriture devenait un peu plus approximative, mais avec les craies sur l'ardoise verte du tableau, elle était très régulière, presque géométrique. Toutes les lettres avaient le même espacement et la même hauteur. Il faisait de belles et longues boucles élancées à ses « h », ses « l » et ses « b ».

Le vendredi était le jour de la dictée. C'était une dictée particulière : M. Sullivan faisait des dictées à fautes. Les élèves entraient dans la salle de classe et découvraient le texte du jour rédigé au tableau. Il y glissait volontairement une cinquantaine de fautes et tendait toujours des pièges à ses élèves avec des mots compliqués. Cauchemard. Bizzare. Blizard. Nourir. Mourrir. Ommettre. Comettre. Parmis. Autant pour moi. Aggressif. Censé. Sensé. Même si les dictées de M. Sullivan étaient difficiles, il donnait toujours de bonnes notes. Personne n'avait jamais compris son système de notation parce que tout le monde obtenait la moyenne, même quand le quota autorisé des 20 fautes non retrouvées était dépassé. Parfois il mettait même des bonshommes qui souriaient sur les copies pour encourager les élèves qui avaient progressé. Ses élèves adoraient les smileys de M. Sullivan.

Julien le savait parce que, pour la première fois, son père était devenu M. Sullivan, son professeur de CM2. C'était forcément un peu étrange de câbler son cerveau pour dissocier la maison de l'école. Mais Julien n'avait pas été perturbé par le cloisonnement entre son professeur et son père parce qu'au grand dam de M. Sullivan, Julien n'aimait pas l'école. Il était bon pourtant, mais il gâchait son potentiel par manque d'intérêt pour les matières enseignées. Julien faisait partie de ces élèves qui se reposaient sur leurs facilités pour s'exempter de travailler. C'est vrai, il avait souvent flirté avec la menace du redoublement, mais il s'en était toujours sorti pour ne jamais la franchir complètement. Peut-être que sa stratégie qui consistait à en faire le moins possible finirait par lui porter préjudice quand le niveau se complexifierait, mais le collège lui semblait une galaxie bien trop lointaine pour que ça le préoccupe.

Julien faisait rarement ses devoirs et ne participait pas en classe. Il n'était ni bavard ni turbulent. Non, Julien n'avait jamais été un élément perturbateur. Mais il était attentiste. Il était là sans être là. Il papillonnait dans le fond de la classe. Julien était comme ça. Un pied dans la réalité, l'autre dans l'ailleurs de ses pensées.

Julien ne laissait personne l'approcher de trop près. Ce n'était pas conscient, mais il refusait qu'une nouvelle personne puisse creuser sa tombe dans le cimetière de ses amitiés perdues. Alors il ne s'investissait jamais complètement. Julien savait que le temps était compté et que, dès septembre, le sablier avant le prochain déménagement s'était retourné.

Il restait prudent pour ne pas se rendre dépendant de la présence ou de l'absence de personnes qui étaient, il ne le savait que trop bien, juste de passage. Pourtant, un jour, les deux garde-fous de sa prudence et de sa vigilance s'étaient abaissés pour laisser la fille aux tresses s'immiscer dans sa vie. Pas le premier jour de la rentrée. Pas la première semaine non plus. Mais quelque part au milieu de septembre, elle avait élu domicile à la table à côté de la sienne. Et pour la première fois, Julien allait réaliser que « sa vie en mieux » était évidemment dépendante de sa présence.

Comme il faisait le trajet avec son père qui devait préparer sa classe avant que la cloche ne sonne, Julien arrivait souvent en premier à l'école. Il était toujours assis à son pupitre au moment où les autres enfants entraient dans la classe, comme s'il faisait constamment partie du décor. Les élèves n'avaient pas de place attitrée, mais Julien s'installait toujours au même endroit : quatrième et dernière rangée, première table à droite. Le spot parfait pour s'accouder contre le radiateur en hiver et pour regarder par la fenêtre en été. Julien ne s'asseyait pas au fond de la classe pour échapper aux questions de son père prof qui essayait de le faire participer. Julien s'installait au dernier rang parce que c'était la place idéale pour analyser ses camarades. Il adorait se transformer en anthropologue pour décortiquer les personnalités des élèves de sa classe.

Julien ne cherchait pas à se faire des amis, non, la désillusion des précédents déménagements lui avait appris à ne plus s'attacher. Mais il ne voulait pas complètement s'isoler, alors il tissait toujours une relation cordiale avec quelques élèves. Il éliminait de ses options les petits groupes déjà constitués parce qu'ils n'étaient pas assez nombreux pour se fondre dans la masse. Et, comme il ne voulait pas passer l'année à être la pièce rapportée, il se tournait vers les grandes bandes parce que d'expérience, ils oubliaient plus rapidement son statut de nouveau. Les grandes bandes, c'était bien, parce que c'était facile de s'en retirer sans que personne ne se rende compte de rien. 

La Fille du livreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant