~ Chapitre 1.4 ~

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Julien

Trois jours plus tard

Mardi 17 janvier 2023

L'ascenseur est toujours en panne ce matin. Peut-être qu'il ne l'est plus en réalité. Mais l'affiche est encore là, entre les boîtes aux lettres et l'interphone. Trois jours sont passés depuis que Julien a envoyé ce message à la fille du livre. Elle ne lui a pas répondu, pas encore. Ça ne lui ressemble pas de l'ignorer. C'est plutôt son truc à lui de faire ça.

Julien n'écrit jamais de textes. Ses messages font en moyenne entre deux et huit mots. Traduction directe de l'investissement qu'il déploie dans ses relations et de sa stratégie inconsciente pour mettre une distance de sécurité entre les autres et lui. Entre les filles et lui. Pour qu'elles ne se fassent pas de films quant à ses intentions. Il choisit toujours des mots neutres. Il n'emploie aucun adjectif qui finit en -ment. Vraiment. Réellement. Honnêtement. Ça réduit au minimum l'intensité de ses messages. Julien peut facilement passer pour quelqu'un de froid si l'on s'en tient aux textos qu'il envoie. Mais au fond, vraiment au fond, il n'est pas comme ça. Julien aime les mots. Il sait les émotions qu'ils peuvent véhiculer. Il sait qu'il a ce talent pour les assembler. Alors il reste prudent. Il s'en tient à un vocabulaire très basique. À des phrases courtes. Pas forcément très élaborées. Et il n'écrit jamais rien de trop engageant. Julien écrivait des lettres à ses amoureuses quand il était petit. Julien écrit vraiment bien. Mais il n'a pas eu d'amoureuse à qui écrire de lettres depuis des années. Alors il a oublié qu'il faisait partie de ces gens qui savent manier les mots comme personne. De toute façon, ça ne lui est utile qu'en de très rares occasions. Pour les cartes d'anniversaire, ou quand il a besoin d'être sincère. N'allez pas croire que Julien est quelqu'un de malhonnête. Ce n'est pas le cas. Mais il ne dévoile pas grand-chose de son monde intérieur. Il ne faut pas le prendre personnellement. Il ne faut pas se dire qu'il dissimule les choses volontairement. Il est juste comme ça depuis très longtemps. Ça ne le dérange pas au quotidien. Il n'y réfléchit pas. Julien ne réfléchit pas. N'allez pas croire que Julien est bête. Ce n'est pas le cas. C'est un homme brillant. Avec une finesse d'esprit et une capacité de réflexion comme vous en rencontrez rarement.

Mais Julien vit au présent.

Pas au présent du jour. Pas au présent de l'heure.

Julien vit au présent de la seconde.

C'est à cause de ça qu'il en vient à prendre des décisions pas forcément rationnelles. Pas forcément calculées. Pas forcément réfléchies. Comme ce message qu'il avait envoyé à la fille du livre. Peut-être que s'il y avait pensé à deux fois, il aurait réalisé qu'il ne pouvait pas revenir comme une fleur après avoir disparu sans explication en espérant que, cette fois encore, elle serait là à l'attendre. 

***

Vous vous souvenez de mon travail ? La bourse, les actions ? Je suis broker. C'est ça le vrai nom de mon job. Mon quotidien n'est pas trépidant comme dans les films. Le téléphone ne sonne pas toutes les minutes. Mes collègues ne s'agitent pas comme des électrons libres dans un open space quand les actions chutent. Ils n'ont pas les yeux rivés sur le cours de la bourse avec des écrans géants dans leur bureau. Non. La réalité, c'est que je m'ennuie au travail. Il y a parfois des pics d'activité quand l'un de mes clients trade beaucoup, ou lorsque mes collègues en vacances me délèguent une partie de leur activité. Mais en dehors de ces moments ponctuels, les journées sont longues. Vraiment très longues. Je reste assis à son bureau à scroller sur mon téléphone. Je n'ai pas de pause-déjeuner parce que je dois toujours rester disponible si jamais un client m'appelle pour boucler un trade. Et mon manager, en plus d'être autoritaire, n'a aucune considération pour ses employés. Le genre de type imbu de lui-même, qui a plutôt bien géré sa carrière, et qui traite les gens en-dessous de lui comme ses subalternes. Par chance – c'est ironique – mon bureau est situé exactement en face de celui de mon boss. En réalité, même si la situation ne me convient qu'à moitié, je ne suis pas du genre à changer de job. Je m'accroche sans doute à l'idée que la situation est transitoire, que je ne serai bientôt plus junior, et qu'avec le temps, mon nombre de clients va augmenter. Mais bon, on n'est pas sur la transition la plus rapide de la Terre, et d'ici que j'aie des perspectives d'évolution, le quotidien n'est pas des plus trépidants.

Tous les mardis, je joue au foot. Information importante : le foot fait partie intégrante de ma vie. Déjà, parce que je le pratiquais en club quand j'étais petit. Ensuite, parce que je suis un fervent supporter du PSG. Enfin, parce que je vais au foot tous les mardis soir. Mes collègues ont un abonnement au Country Club à Rueil. C'est le nec plus ultra en termes de club de sport privé, mais le terrain de foot n'est pas terrible. Qu'il pleuve, qu'il neige, qu'il vente, on va au foot tous les mardis. Enfin, sauf les soirs de matchs. Si le PSG joue, je sèche le foot. Mais ça n'arrive que rarement. Généralement, c'est pour les matchs de Ligue des Champions. Ils tombent toujours le mardi ou le mercredi. Et, dans ce cas-là seulement, la priorité va au PSG.

J'ai foot ce soir. Les journées sont plus courtes le mardi parce que mes collègues et moi partons à 18 h 15. Quinze minutes de gagnées c'est toujours ça. Mais il n'est que 10 h 30. Et le temps ne passe pas.

La Fille du livreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant