La Fille du livre

~ Chapitre 1.6 ~

Stella

Un mois plus tard

Février 2023

Julien est rentré de Montréal. Vous savez, les vacances avec son ex. Ça ne me ravit pas de savoir qu'ils étaient ensemble, mais ce n'est pas comme si j'avais mon mot à dire. À son retour, il m'a envoyé un screen de son agenda. J'ai opté pour l'un des créneaux libres. Le 10 février. Un vendredi. Après les cours. C'est bien. J'attends ce jour autant que je le redoute. Et l'attente m'a fait passer par plusieurs états.

Il y a d'abord eu la phase où j'ai bloqué sur le Et chacun rentre chez soi ensuite. Julien était-il en train de me recaler gentiment dans cette zone froidement amicale ? Je suis prête à faire preuve de beaucoup d'abnégation pour le revoir, pour ne pas lui en vouloir, mais me demander d'être amis ? Il ne faut pas abuser non plus. Cette piste a finalement été évacuée quand mon beau-père m'a dit : « Tu sais Sté, il doit déjà avoir de quoi faire ; il n'a sûrement pas besoin de toi comme amie dans sa vie ». Mon beau-père est un sacré spécimen dans le genre handicapé des sentiments. Il connaît bien le fonctionnement des Pokémon comme Julien parce qu'il est exactement pareil que lui. À ne jamais dire ce qu'il pense. À envoyer des signaux confus aux filles. À vouloir de l'affection sans engagement. Et même si ça m'a bien arrangée qu'il me dise que Julien n'était pas en train de me friendzoner, je trouve qu'il n'a pas tort. Après tout, c'est vrai, Julien n'aurait pas fait l'effort de me recontacter si c'était juste pour se faire un café littéraire cordial en tout bien tout honneur. Mais pourquoi a-t-il fermé la porte à ce qu'on puisse prolonger la soirée ?

Est ensuite venue la phase utopiste où je me suis demandé si Julien avait fini par réaliser qu'il ne pouvait pas me perdre. Elle n'a pas duré longtemps, cette phase-là. J'y ai mis fin toute seule quand, après avoir relu douze fois son message, j'ai réalisé qu'il s'excusait certes, mais qu'il ne me disait pas que les choses avaient changé de son côté. S'il avait fait le constat que je lui manquais, il me l'aurait dit. S'il en était venu à la conclusion que j'étais une fille dont il avait envie pour de vrai dans sa vie, il me l'aurait avoué. Et aussi gentil qu'ait été son message, il ne m'a rien écrit de tout ça.

Est arrivée quelque temps plus tard une idée saugrenue qui ne provenait pas directement de mon cerveau. J'avais déjeuné avec Julia, ma petite sœur. Avec toute la spontanéité du monde, elle m'avait lâché : « Moi je pense qu'il est devenu fan de toi ». Oui d'accord Julia. Merci pour cette intervention. Elle avait quand même poursuivi son argumentaire :
— Non mais c'est vrai, c'est bizarre qu'il te ghoste et qu'après avoir lu ton livre, il se réveille. Imagine : il s'est attaché à Ellie comme il ne s'est pas attaché à toi, ça l'a attendri, il a vu en Simon l'amoureux qu'il n'avait pas réussi à être, ça lui a donné envie de faire les choses bien cette fois et son cerveau a superposé l'histoire de Simon et Ellie à la vôtre au point de se dire que, vraiment, il avait été cruel de te faire ça.

— Très convaincant, mais je crois que tu surestimes un peu son empathie là. C'est surtout que je ne comprends pas pourquoi il me demande pardon avec quatre mois de décalage horaire.

— Il s'excuse pour lui, pas pour toi. Quand tu es désolé, c'est parce que tu regrettes ce que tu as fait au point de vouloir une nouvelle chance pour te rattraper. Si tu t'excuses et que tu refais exactement la même chose, c'est que, dès le départ, tu n'étais pas désolé.

— Excuse-me, où est passée ma petite sœur de 15 ans ?

— Non mais c'est vrai Sté, avait soupiré Julia. Moi, je me méfierais à ta place. S'il était vraiment désolé, il aurait appris de ses erreurs et il ne t'aurait pas fait endurer ça deux fois de suite.

— Reste plus qu'à espérer que la troisième soit la bonne...

Il y a enfin eu la période de remise en question où je me suis demandé si revoir Julien était réellement une bonne idée. Ça fait deux fois qu'il part, deux fois qu'il revient, et c'est toujours le même schéma décevant qui se répète. Je veux lui laisser le bénéfice du doute parce que je me dis que, sachant l'état dans lequel il m'a laissée les deux fois précédentes, il se serait abstenu de revenir s'il n'avait toujours rien à m'offrir. Mais je me méfie parce que je connais trop Julien pour savoir que les déclics n'existent pas dans son monde. La probabilité que rien, strictement rien n'ait changé de son côté est très élevée. Ça fait deux ans et je vois bien que le garçon au cœur de pierre est un cas désespéré. J'ai tout essayé - l'affection, l'indifférence, les discours philosophiques, la patience, le silence, l'exaspération - mais rien ne fonctionne. Je croyais que l'amour le réparerait, mais son cœur est un puits sans fond qui ne se remplit jamais. N'importe qui de sensé renoncerait. Je le sais. Mais comment pourrais-je me détacher du premier garçon que j'ai aimé quand il est aussi celui qui a réussi à me ranimer ?