~ Chapitre 2.4 ~

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Julien

Le même jour

(que le jour du date avec Ugo)

Mercredi 4 août 2021

Julien aussi a un date ce soir. Avec Carla, son plan du mercredi. Ils se voient toutes les semaines depuis presque un an. Ils ne sont pas en couple. Loin de là. Julien ne l'aime pas. Et Carla non plus d'ailleurs. C'est un arrangement mutuel et consenti, sans sentiments, sans attachement, sans engagement, basé uniquement sur le sexe. Les règles sont claires : ils se voient une fois par semaine, toujours le même jour, ils ne dorment pas ensemble, c'est ok de s'embrasser, mais pas de se tenir la main ou de faire des trucs qui s'apparentent à un couple, ils ne s'envoient des textos que pour décommander un mercredi, ils peuvent cesser de se voir à tout moment et sans justification, ils ne se parlent pas des autres personnes qu'ils voient à côté et, si l'un des deux sent qu'il s'attache, alors ils coupent court à la relation immédiatement.

Julien et Carla sont Friends With Benefits. Surtout pour le B de FWB.

La première fois, la toute première fois que Julien a téléchargé Tinder, c'était à l'aube de 2019. Il venait d'arriver à Paris pour son stage dans la finance, la bourse, les actions et il ne connaissait pas grand monde. Comme lui, quelques-uns de ses amis étaient montés à Paris à la fin de leurs études. Isac par exemple. Isac avait toujours été dans la même classe que Julien, depuis l'IUT jusqu'au master. Son meilleur ami est analyste de risques pour une banque australienne. Ne demandez pas ce en quoi consiste son job, personne ne l'a jamais compris. Isac a tenté de l'expliquer pourtant. Plusieurs fois. Mais c'est imbitable pour le commun des mortels.

Toujours est-il que, niveau filles, c'était plus compliqué d'en rencontrer maintenant que Julien n'était plus à l'université. Il y en avait quelques-unes au travail : la secrétaire de son boss, une brokeuse senior (comme Julien, mais au féminin) et Marie-P, la dame de l'accueil. Personne ne savait si c'était Paule, Pierre, Pascale. Enfin Marie-Paule, Marie-Pierre ou Marie-Pascale.

Le premier jour de son stage, on avait fait visiter les locaux à Julien. Il travaille rue Vivienne, juste à côté de la Bourse. Sur la ligne 3 du métro, à la station Bourse. Logique jusque-là. Il faut pousser une lourde porte vitrée pour entrer dans le bâtiment. D'autres entreprises ont leur siège ici, au 35 de la rue Vivienne. Beaucoup de monde va et vient dans l'immeuble. Mais ce sont des gens qui ne travaillent pas avec Julien. Des gens avec qui on peut se contenter d'un bonjour poli et phatique dans l'ascenseur parce qu'on ne les reverra pas le lendemain. Il faut monter trois étages pour accéder au bureau de Julien. Il y a des escaliers, mais Julien prend toujours l'ascenseur. Il arrive toujours dans les premiers. À cause des horaires de la bourse. 8 h 30 – 18 h 30. Tous les jours. Du lundi au vendredi. Jours fériés compris. Vous vous souvenez ? Julien n'aime pas avoir à attendre. Les ascenseurs, les métros, les gens en retard, les clients qui disent qu'ils vont appeler à 10 h 20 alors qui appellent à 10 h 24. Il est impatient. Enfin non. Julien peut se montrer très patient. Mais il n'aime pas avoir l'impression de perdre son temps. C'est pour ça qu'il aime les gens ponctuels. Et ceux qui disent tout de suite ce qu'ils pensent aussi. Julien aime quand on lui donne une information. Brute. Directe. Sans faire des détours de trois kilomètres. Julien a du mal avec les gens qui parlent pour ne rien dire. Mais il reste toujours disponible pour écouter les autres quand ils en ont besoin. Il ne répond pas grand-chose. Julien n'est pas très bon pour faire des recommandations. En réalité, il s'abstient parce qu'il a toujours trouvé hypocrite de dire aux autres quoi faire alors qu'il est incapable de s'appliquer à lui-même ses conseils. Même s'il ne parle pas beaucoup, Julien vous écoute toujours avec cette grande attention qui vous fait vous sentir entendu et considéré. C'est rare, les gens qui vous écoutent vraiment et qui ne sont pas ailleurs en train de penser à la liste de trucs qu'ils ont à terminer quand vous leur confiez des choses qui comptent.

Julien regarde toujours les gens aussi. Il vous regarde dans les yeux et ne lâche pas votre regard tant que vous n'avez pas terminé de parler. Il est très fort pour faire ça. Il ne le fait pas exprès. Et ce n'est jamais pour être intimidant. Julien n'est pas intimidant, il a un regard gentil. Vous savez, il fait partie de ces gens qui ont les yeux qui sourient.

Ils sont dorés, les yeux de Julien. Il hausserait probablement les yeux au ciel en lisant ça, et argumenterait en disant qu'ils sont juste marron. Mais c'est faux. Quand on les regarde de près, on voit toutes les nuances de miel et de doré qui se mélangent sur la toile de son iris. Les yeux de Julien sont tout sauf marron-ternes-fades. Mais Julien a cette insupportable capacité à banaliser ce qui le rend différent. Il trouve toujours le moyen de minimiser les compliments qu'on lui fait en disant d'un air blasé qu'il n'a rien de spécial. Julien pense qu'il est très banal et qu'il est juste la énième déclinaison à l'identique d'un homme blanc, brun, aux yeux marron, d'un mètre quatre-vingts. Le format classique. Répliqué à l'identique aux quatre coins de la Terre.

Mais Julien a tort.

Julien a tellement tort.

Bientôt, vous comprendrez.

Il aurait d'ailleurs détesté cette digression qui avait fait un détour par le 35 de la rue Vivienne, puis par l'ascenseur, puis par son impatience, puis par ses yeux. Tout ça pour en arriver au premier jour de son stage où on lui avait présenté Marie-P. Qui s'était présentée comme Marie-P. Que tout le monde appelait Marie-P. Et à qui personne, et surtout pas Julien, n'avait jamais osé demander à quoi il correspondait, le P de Marie-P.

Julien n'avait rien contre les femmes mûres. Mais celles dans les parages n'étaient pas à son goût. Et puis c'est vrai qu'à choisir, il visait plutôt les filles de son âge ou les plus jeunes. Donc après avoir fait un état des lieux de ses options, Julien en était assez rapidement arrivé à la conclusion qu'il faudrait multiplier ses occasions de rencontrer des filles. Et c'est ainsi que, quelque part au début de l'année 2019, Julien avait téléchargé Tinder.

La Fille du livreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant