Chapitre XVIII

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Marvin

Son regard ébahi me ramène à ma propre image, la première fois où j'ai mis les pieds ici. C'est sûr qu'il est difficile de se dire que cette demeure appartient au gosse des foyers bien souvent sale et qui a été obligé de voler de la nourriture pour survivre. Ce sentiment de faim, pas celui d'une petite fringale, la vraie faim, celle qui vous trou l'estomac et vous fait devenir fou. Cette faim ne m'a jamais quittée malgré mes millions. Ce gamin affamé, terrorisé que je tentais de tuer à gros coup de somnifère, ne laisse aucun répit à mes pensées.

J'ai acheté les plus superbes appartements, les plus belles voitures et toutes les fringues que je rêvais d'avoir. Pourtant, cette faim est toujours présente. Quelque chose reste me glace de l'intérieur, une sensation constante qui m'oppresse, j'ai l'impression que cela se dégèle à grande vitesse quand elle est dans les parages. Mais je ne veux pas qu'elle soit cet effet placebo dont je me sers.

— Et tu vis tout seul ici ?

— Oui, enfin moi et tous les autres dans ma tête.

— Oh, je comprends, il vous faut une pièce par personne en cas de dispute, ironise-t-elle.

Je fixe ses vastes yeux noisette que mon regard déstabilise puisqu'elle se mord la lèvre en baissant le menton.

— Viens, l'invité-je à entrer et prendre place sur un tabouret devant le comptoir de la cuisine. Fais comme chez toi.

— Merci, lance-t-elle sa curiosité détaillant l'environnement.

— Tu sais, bientôt tu ne prêteras plus attention au luxe.

— T'es sûr ? Parce que pour l'instant le décalage me donne le tournis.

— Je comprends, j'étais comme toi au début.

— Et plus maintenant ?

— Disons qu'on s'habitue.

— J'ai lu dans un magazine que tu avais six salles de bains... je ne crois pas m'habituer un jour à ça.

Je souris encore comme un con et préfère rectifier son erreur :

— Il ne faut pas avaler tout ce qu'on lit dans cette merde qui se prétend être de la presse...

— Donc, tu n'as pas six salles de bains, ça me rassure, qui peut bien en avoir besoin d'autant ?

— Oui, je n'en ai pas six, mais sept.

Ses sourcils s'arquent à en décocher une flèche et sa fraîcheur me réchauffe un peu plus.

— Du coup, tu fais comment pour en choisir une ? Ploum ploum ?

— L'humour français est très spécial !

— Notre humour est spécial, s'offusque-t-elle. Et c'est la nation qui mange le fromage en spray qui ose me dire ça !

— J'ai touché un point sensible, et quand tu auras goûté au spray tu en redemanderas.

— Ne le prends pas mal, trésor, mais j'ai grandi dans le meilleur pays au monde question gastronomie, alors ton fromage artificiel, tu peux te le fourrer là où je pense.

— Qu'est-ce que c'est prétentieux un Français, l'accusé-je avec aplomb.

Elle saute du tabouret, fais le tour et passe ses bras de part et d'autre de mon cou.

— Qu'est-ce que c'est jaloux un Américain. Bon en même temps, je peux comprendre. Vous vous vantez partout d'être en avance sur tout.... Mais sur la bouffe vous êtes des zéros ! La seule exception, je te l'accorde c'est Gordon Ramsey ! Enfin, maintenant que je l'évoque, il n'est pas irlandais ?

Si n'importe qui d'autre avait insulté mon pays de la sorte, je serais entré dans une colère noire, pourtant cette petite peste me fait rire. Et le fait qu'elle me parle de Ramsay prouve bien qu'elle a un sérieux penchant pour les hommes antipathique et bizarre.

— Gordon, tu dis ? Bien, découvrons si je suis de taille à rivaliser. Va t'asseoir jeune fille !

Amusée, elle repart en direction du tabouret et m'observe sagement.

Bon maintenant que j'ai ouvert ma grande gueule, je dois envoyer du lourd et comme il n'y a pas grand-chose que je maîtrise de toute manière, le choix est vite fait.

Alors que je m'attèle à ma tâche en battant des œufs, elle rompt le silence avec une question que je n'avais pas vue venir :

— Pourquoi tu ne donnes plus de concert ?

— Quoi ? C'est quoi cette question ? Tu parles toujours boulot pendant un rendez-vous galant ?

Un rire qu'elle tente de camoufler s'échappe et elle poursuit :

— Disons que j'en profite, faudrait être con pour ne pas la poser.

Je continue ma préparation et lui sers un verre d'eau que je lui tends sans répondre.

— Désolé, je ne savais pas que c'était un sujet délicat, finit-elle en buvant une gorgée.

— Ce n'est pas sensible.... c'est compliqué.

— Oh, je vois, souffle-t-elle.

— J'ai du mal avec la scène depuis que je suis sobre ! avoué-je pour la première fois à quelqu'un d'autre que mon cercle très fermé. Même si ce n'est pas exclusivement la raison, ça reste une demi-vérité.

Sa bouche dessine un rond de surprise, ses yeux sont traversés par un frisson de panique regrettant sûrement de m'avoir posé la question.

— Tu sais, le fait d'être clean restitue un tas de sensation que j'avais perdu, mais cela m'a aussi créé quelques troubles...

— Par pitié, dis-moi que tu n'as pas un donjon sado caché...

— Hystérique love, je ne donne pas dans la fessé, exception faite pendant une bonne levrette, mais ça s'arrête là.

Je sais que, plus je suis cash et cru, plus ses iris brillent. J'aime le parfait contraste entre son visage angélique et son âme de petite démone qui n'a pas froid aux yeux. Et puis, changer de sujet et primordial, car il y en a bien un que je ne souhaite surtout pas ne serait-ce qu'effleurer.

— Ça sent bon en tout cas, finit-elle par lâcher.

— Crois-moi, ma jolie quand tu auras goûté à mes œufs brouillés au bacon... tu en redemanderas.

— Et là, qui est prétentieux ?

Négligemment, elle replace une mèche derrière son oreille et m'observe avec tendresse. Elle met le feu à ma maison de glace, je me sens comme cette putain de banquise qui fond.

J'ai ouvert mon intimité à cette femme-là où je me l'étais toujours interdit. L'échange que j'ai avec elle est différent d'avec tous les autres. Elle a un passé de merde et traîne tout comme moi un tas de casseroles, pourtant elle sourit... elle s'émerveille, elle rigole et quand elle me regarde, je vois toute la vie qui s'en dégage. C'est comme si elle faisait un doigt d'honneur à toutes ces emmerdes et aux connards qu'elle a pu croiser. Pourquoi n'ai-je pas été capable d'en faire autant ? Pourquoi je suis conscient que je me fais du bien tout en sachant que je finirais par lui faire mal.


Par delà la fictionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant