Chapitre VI

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Je me prépare à la hâte ce matin, je vais enfin recevoir la remise des clés de mon chez moi. C'est un jour, extrêmement particulier, si bien que les messages incessants de mon ex n'entachent pas ma bonne humeur. Une lecture rapide me confirme dans l'idée que ce mec n'est qu'un pauvre abruti et sans remords, je bloque définitivement son numéro. Les dizaines de textos m'expliquant que tout ça ne voulait rien dire pour lui et que nous ne devrions pas gâcher notre relation pour une stupide histoire de cul finissent même par me faire sourire. Faut dire que j'ai la capacité à vite passer à autre chose. Peut-être aussi, parce que je savais qu'il n'était pas l'homme de ma vie et, si je suis tout à fait honnête, je dois avouer que je ne l'ai jamais vraiment aimé non plus. Mes relations amoureuses se succèdent et ont toutes sans exception le même navrant point commun : être voué à l'échec. Il m'est difficile de débusquer le connard qui se cache derrière les premiers sourires enjôleurs. Pourtant mes histoires, les unes après les autres s'effondrent tels des châteaux de cartes. Sont-ce les cartes, le problème ou le sol sur lequel elles s'érigent, difficile de savoir en tout cas, c'est bien pour cela que je me suis perdue dans ma Fanfiction. J'ai adoré vivre l'aventure de mon personnage et par-dessus tout je me suis laissé enivrer par cet éblouissant beau brun qui ne cesse de me faire fantasmer. Lui, il est la perfection, chaque geste précis le sublime, chaque rime le magnifie...

Le cœur léger, je franchis le pas de cette superbe demeure, comme lors de mes précédentes visites, mon souffle se coupe. Le charme provençal se marie à la perfection avec le dernier cri et alors que je prends possession des lieux, une larme s'échappe. Le rêve de me payer un toit s'est enfin réalisé, je n'arrive toujours pas à y croire. L'écart entre ma vie de fauchée et celle où je suis pétée de tunes me fait tourner la tête, mais je chasse vite fait cet élan d'émotion.

Si mon père m'a bien appris une chose, c'est que toutes ces émotions, tous ces sentiments sont un frein. Aimer, c'est prendre le risque d'être bafoué, faire confiance, c'est donné à quelqu'un l'occasion de nous trahir et montrer ses faiblesses, s'est offrir à autrui une chance de vous détruire. Voilà l'esprit dans lequel j'ai grandi, chez moi l'amour ne se montre pas et ne s'avoue encore moins. Ces choses-là doivent demeurer terrées au fond de nous-mêmes, bien cachées à l'abri des regards, une carapace de béton doit venir envelopper ce cœur chaud que rien ne doit atteindre.

Mais malgré ce conditionnement, je dois bien reconnaître que je suis touchée. Ce nouveau foyer me ramène à cette maison délabrée dans laquelle j'ai passé mon enfance. Ce taudis, où les hivers étaient rudes et les jours de pluie devenaient parcours du combattant, reste un souvenir presque tangible. Entre les murs infectaient de champignons, l'odeur de moisissure, le plafond fissuré à cause des infiltrations d'eau et les seaux déposés un peu partout pour la récupérer, le décalage est juste irréaliste. Les derniers échos des paroles de mon géniteur viennent accentuer avec amertume ces souvenirs « Tu n'es qu'une putain de bonne à rien, une ratée qui ne réussira jamais rien dans la vie... ».

Peu importe ce que j'aurai bien pu faire d'ailleurs, il aurait tenu le même discours, mon père a toujours ressenti une certaine aversion pour moi, dont j'en ai saisi la cause, que bien après sa mort. Le reflet de son visage sur le mien était pour lui, la pire des punitions. Le dégoût profond qu'il tentait de noyer dans des litres de Ricard lui sautait en pleine gueule lorsqu'il croisait mon regard. Si je pouvais revenir en arrière et le murmurer à cette petite fille qui pleurait des nuits entières cherchant désespérément l'amour d'un papa, j'aurais économisé des années d'introspection et d'autodestruction inutile.

La vibration de mon téléphone m'arrache de cet égarement et ma mélancolie se fait chasser par la joie de découvrir ce visage figé sur mon écran.

Par delà la fictionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant