Chapitre XXVIII

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Les yeux rivés sur le sol tacheté, les conversations alentour ne sont plus qu'un lointain écho. Parait que dans la douleur notre cerveau peut par instinct de protection nous déconnecter. Pourtant, je suis plus consciente que jamais. La porte refermée et l'intimité retrouvée, je reporte mon attention sur le corps amaigri de mon père. Sa respiration n'est plus qu'un râle irrégulier, je récupère le gant à présent brûlant sur son front et le passe sous l'eau froide. Une fois essoré, le repose délicatement prenant place à ses côtés. J'attrape ses doigts que je mêle aux miens sans trop les serrer, j'ai bien trop peur de lui faire mal. Trois jours que je veille mon père mourant, aujourd'hui, je le sens, sera le dernier. Plongé dans le coma, l'infirmière m'a conseillé de lui dire tout ce que j'avais sur le cœur, qu'il était peut-être possible qu'il m'entende. Qu'il était important pour mon deuil futur d'exprimer tout ce que j'avais à lui dire.

Si j'avais été une jeune femme normale, élevée par une famille normale, peut-être, cela aurait eu un sens, mais là...

La relation père fille que j'entretenais avec lui n'avait rien d'une relation. La plupart du temps où j'ai croisé mon père ; il était soit alcoolisé, soit indifférent. Nos rares échanges se limités à une rage mutuelle que nous nous inspirions.

Je ne lui ai jamais reproché d'être un mauvais père, je le blâme d'en être devenu un tout court. Lorsque l'on détient un tel degré d'égoïsme, il me semble nécessaire de n'en faire souffrir personne. Quand on opère le choix de ne vivre que pour soi-même, que seuls nos désirs comptent, il est intelligent de s'abstenir à se reproduire. Je suis sans doute une erreur de jeunesse, le fruit d'une soirée trop arrosée entre un jeune homme bon vivant et une jeune femme qui ne cherchait qu'à fuir ses parents. Le résultat de leur bêtise est une gamine en mal d'amour. Pourtant, aujourd'hui face à son agonie, je redeviens cette gosse en quête d'attention.

Cette ridicule fillette qui espérait que son père arrête de boire, qui rêvait d'une vie de famille remplie d'amour... Nos traumatismes d'enfance sont les plus difficiles à surmonter, je crois. Les miens, en tout cas, se sont, quoi que je fasse, métamorphosés en une cicatrice purulente, impossible à refermer. Aussi, quand les doigts de mon père se serrent sur les miens et que sa poitrine contracte un dernier souffle, je murmure dans la douleur : je te pardonne.

— C'est par ici, m'invite le docteur.

Les larmes si brûlantes soient-elles ne coulent pas. Les souvenirs de la mort de mon géniteur m'assaillent sans doute, car pour la première fois depuis, je me retrouve dans un hôpital. Je peux faire semblant d'aller bien, il est évident que j'ai encore pas mal de problèmes à régler. Inconsciemment cette odeur si particulière, ses bruits ambiants me replongent malgré moi dans un des drames de ma vie que je croyais bien enfouie.

Quand mon attention redevient pleine et entière, que la porte s'ouvre m'offrant la vision de Kelly alitée, seule l'angoisse de la perdre occupe mon esprit. Avec prudence, je m'avance, chaque pas qui me rapproche d'elle laisse échapper ces larmes que je ne peux plus retenir.

— Cinq minutes me gratifie le médecin avant de s'éclipser.

Le visage à moitié couvert, elle fixe le mur opposé. Son corps reste inerte, précautionneusement, je réduis encore la distance jusqu'à me tenir à quelques centimètres. Un millier de mots se bloquent dans ma gorge, des tas de questions me brûlent, mais je me concentre sur ce qui importe le plus à cet instant : elle et non ma curiosité, ma soif obsessionnelle de comprendre ce qu'il s'est passé.

Un pas de plus, je touche à présent le bord du lit, sa respiration s'intensifie et lorsqu'elle daigne enfin croiser mon regard, le ruissèlement sur ses joues me brise le cœur.

— Je te demande pardon, sanglote-t-elle.

Incapable de prononcer le moindre son, je m'assieds sur le rebord prenant soin de ne pas entraver ses blessures. Avec délicatesse, je replace une mèche de ses cheveux derrière son oreille.

— Je crois que je suis malade, quelque chose ne va pas, quelque chose ne tourne pas rond.

Sa voix se brise, me forçant à me ressaisir :

— Chut, ne t'inquiète pas pour ça, tout ira pour le mieux maintenant, je te le promets. Peu importe ce qu'il se passe, je vais t'aider. On s'en sortira ensemble, je te jure...

Tel un espoir silencieux, j'appose mon front sur le sien, la culpabilité me ronge, mais ce n'est pas le moment de laisser mes états d'âme prendre le dessus. Seul son rétablissement compte dans l'immédiat.

Un raclement de gorge met fin à notre courte étreinte.

— Je serais toujours là, quoi qu'il arrive, lui murmuré-je avant de faire face à l'infirmière.

Le cœur lourd, j'insiste auprès du corps médical pour qu'il me tienne informé de son évolution. Si je souhaite l'aider, je dois d'abord connaître exactement ce qu'il se passe. Quel est ce mal qui détruit mon amie et que je n'ai su voir...

L'esprit préoccupé, je regagne le Uber, je parcours les quelques messages de Aurore sans y répondre et me fige devant le logo de l'application Wattpad. Mon ami virtuel ayant donné de ses nouvelles, l'envie me brûle les doigts de reprendre contact. En fait, j'ai surtout besoin de marquer une pause, me changer les idées.

Alors sans préambule, je pianote un simple mot :

Pourquoi ?

Trois petits points s'animent, puis plus rien, avant de recommencer et s'interrompre à nouveau. L'attente interminable accroit mon stress, jusqu'à la délivrance :

Ne crois pas que cesser de te parler fut facile, j'aurais adoré t'accompagner dans ta nouvelle vie, rire de tes angoisses, partager tes différentes aventures... Je t'ai souvent dit que tu pouvais avoir confiance en moi, que je serais toujours présent et même si tu n'en as pas conscience cela a toujours été le cas. Nous avons beaucoup échangé, de nos passions pour l'écriture à celle de la musique ou des films... Parfois converser sur nos vies, nos peurs, nos doutes...

Mais il y a une chose, Mia, que je n'ai pas partagée avec toi et qui justifie mon silence, aussi avant de t'expliquer, j'aimerais être certain que ce que je m'apprête à te révéler ne changera pas la vision que tu as de moi ou de toi-même. Je commence à te connaître assez bien pour savoir que tu adores te faire culpabiliser.

La fin de son message si énigmatique soit elle m'inspire plus de la colère que de la culpabilité. J'ai tant d'émotions qui me traversent, tant de pensées incohérentes. Ce soir plus que jamais, je me sens seule et perdue. Marvin a foutu le camp, ma meilleure amie endure sûrement la pire période de sa vie, spectatrice de ce foutoir, je suis totalement démunie. Je suis blessée que Mars The Marshall m'ait laissée dans le silence, je ne suis pas un vulgaire jouet avec lequel on s'amuse lorsqu'on a le temps.

Tu ne sais rien de moi, comme je ne connais apparemment rien de toi. Tu penses avoir tes raisons pour expliquer ton silence, tu imagines que nous partageons encore une quelconque amitié ? Permets-moi de remettre en doute tes croyances ! Tu n'étais pas une personne parmi tant d'autres tu étais MA personne et tu m'as laissé sans nouvelle, dans l'ignorance et l'inquiétude tout ce temps. J'ai même cru que tu étais mort. Après tout, je me suis bercée dans l'illusion que nous étions intimes, je sais aujourd'hui que nous ne sommes rien. J'ai porté bien trop d'estime à notre relation, trop d'importance. En toute honnêteté c'est à moi que j'en veux, je n'ai pas su faire preuve de recul, ce temps-là est révolu.

Avec plus de force que nécessaire, j'appuie sur la petite flèche pour envoyer ma réponse et enfonce ma tête dans l'appuie tête.

Par delà la fictionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant