Chapitre 9

28 5 6
                                    


Ce qui se tient devant moi n'a plus rien d'humain. Éclairé par une torche, je distingue une énorme balafre traversant le visage du nouveau venu. Son bras gauche n'existe pas, se trouve à la place un long fouet puissant qui semble rentrer et ressortir rapidement. Il ouvre la porte de barreaux derrière laquelle nous nous trouvons et s'avance vers nous. Il nous fixe un long moment un par un. Il se saisit alors de trois hommes tremblants de peur. Le plus jeune tente de résister mais se prend un coup de fouet, un cri strident résonne alors. Un frisson me parcourt tout le corps mais cette fois ci, ça n'a plus rien d'un frisson d'excitation. Lucas dit vrai. Nous sommes ici en position d'animaux dans une cage. Notre bourreau s'éloigne, les trois hommes entre les bras. Une fois le calme revenu, je m'approche de Lucas, en train de discuter avec quelqu'un.

-C'est Tao, me dit-il, je lui demande s'il sait où ces hommes vont... il me répond que non, que quelques fois, l'homme arrive, en prend deux ou trois et ils n'ont plus de nouvelles.

Je croise le regard désespéré de Tao. Il a apparemment décider de nous prendre sous son aile car lorsqu'un homme amaigri par la faim s'approche de nous, il s'interpose et le renvoie d'où il vient. Lucas n'est au final pas du tout timide, son air est trompeur. Comme quoi... il ne faut pas se fier aux apparences. Tao s'éloigne de nous et se dirige vers l'abreuvoir. Il en revient avec deux petits verres d'eau et nous explique en anglais que c'est notre seule source d'eau. Il faut tenir une semaine avec. Je lui demande ce qu'ils vont nous faire. Il me répond qu'on va travailler dur et qu'il ne sait pas pourquoi. Il me dit aussi qu'il est là depuis longtemps, certain sont arrivés après lui mais repartis avant. Je pars m'assoir dans un coin en espérant trouver le sommeil. J'ai mal au dos tellement le plafond bas m'oblige à me baisser, si ça continue, je vais finir par me déplacer à quatre pattes. Un vent nous apporte une odeur désagréable d'excréments. Ne me dites pas que... non, c'est bon, on ne fait pas TOUT ici. Une porte débouche sur des toilettes. Le sol est en graviers si bien qu'il m'est très difficile de trouver une position agréable. Encore une fois, heureusement pour moi, Tao n'est pas loin. Il me dit qu'il vaut mieux faire un tas de gravier pour le dos et on met notre t-shirt dessus. Je fais donc ce qu'il me dit et me retrouve dans une position peu agréable mais qui fera l'affaire. Nos tenues sont identiques : toutes blanches. On a l'impression d'être des détenus et cette idée se confirme de plus en plus dans ma tête. L'absence de chaussures et de chaussettes fait que les graviers me piquent les pieds mais ce n'est pas mon problème prioritaire. Tout le monde se met à faire la technique que Tao m'a apprise et certain sont même déjà endormis. Je ferme donc les yeux et me laisse aller.

Lorsque je les réouvre, le jour est revenu. Il fait donc tout à fait clair dans la pièce. Elle est bien plus petite que ce que je m'étais imaginé et nous sommes près de 25 humains. Je ne sais pas où sont les filles et je songe à Justine. Je ne me fais pas de soucis pour elle, maline comme elle est, elle saura rentrer dans les cases tout en devançant les filles plus anciennes. Tao dort encore et Lucas s'étire. Maintenant que Tao est à la lumière, je remarque sa peau métisse à laquelle je n'avais pas fait attention. Il a les traits du visage très dessinés et les joues un peu creuses, sûrement à cause du manque de nourriture, il lui manque une manche, ce qui témoigne de la durée de sa détention ici. Je me lève et part boire une gorgée d'eau. Lorsque je m'approche de l'abreuvoir, je sens le regard pesant de tous les détenus. Je fais donc demi-tour et décide d'attendre que d'autres y aillent avant moi. Un garde arrive et pose des assiettes de nourriture par terre. Une par détenu. Enfin en principe. Tout le monde se jette dessus, le but étant d'en avoir le plus possible pour soi. Le sentiment d'animosité n'a jamais été aussi fort. Les détenus se frappent, se griffent, s'insultent, le but étant de ne récupérer ne serait-ce qu'une miette. Les coups partent, le sang gicle. Un d'entre eux tombe par terre à cause d'un coup. Un jeune l'a frappé sans pitié alors qu'il doit avoir le triple de son âge. Le vieux s'éloigne donc en rampant, sa jambe le faisant souffrir. Lorsque la folie est retombée, je me fraye sans mal un passage entre les détenus plus anciens qui sont affaiblis et récupère deux assiettes. Je donne la seconde à Lucas qui me remercie chaleureusement. Je pense soudain à Tao, qui ouvre petit à petit les yeux. Il ne reste déjà plus rien pour lui mais il n'est pas bête. Emballé dans la deuxième manche de son t-shirt enterrée dans les graviers, se trouve une sorte de pain. Il me sourit et se met à le manger calmement. Mon assiette se compose seulement d'une tranche du même pain que Tao et d'un fruit bleu vif au goût amer. Je finis mon assiette en cinq minutes et retourne m'assoir contre le mur. L'abreuvoir a bien baissé, je pense que certains détenus se lèvent la nuit pour en profiter sans mal... ici c'est chacun pour soi. Une porte s'ouvre de l'autre côté du couloir. Deux personnes en sortent et s'approchent de la cage. L'un des deux crée un mur rien qu'en levant la main. L'autre nous attire vers lui grâce à un courant d'air et nous déplace le long du mur créé par son collègue. Les coups de vent étant vifs et irréguliers, j'entends le détenu à la jambe cassé crier de douleur. Un troisième garde arrive et se met à tabasser le blessé, je ferme donc les yeux pour ne pas voir cette scène horrible. Petit à petit, nous voilà à l'extérieur, non sans s'être mangé le mur une bonne dizaine de fois. Les prisonniers se saisissent d'une pioche et se mettent à creuser dans un énorme trou. Je les imite et rentre dans la fosse. Je ne sais pas ce qu'on cherche mais rapidement, mes bras commencent à tirer. En plus de cela, on doit régulièrement remonter pour changer notre pioche cassée, ce qui se ressent dans les jambes : monter 20 mètres de pente abrupte en terre, ça ne fait pas plaisir, surtout quand on est affaibli comme nous actuellement. C'est alors que j'entends un cri de douleur derrière moi. Le détenu qui avait essayé de nous agresser la veille se plie de douleur. Je repense à mon malaise au lycée qui m'avait fait avoir cette même posture. L'homme s'allonge par terre en étant secoué par de violents sursauts. Il tremble de partout, hurle de douleur et les gardes ne font rien. Petit à petit, un cercle se creuse tout seul dans la terre autour de lui. Et puis soudain, son ventre ne se soulève plus et il a arrêté de bouger. Le garde qui contrôlait l'air l'amène à lui et s'en va. Où est ce qu'il va ? Et que sont devenus les trois prisonniers d'hier ? Je n'en ai aucune idée mais j'ai envie de le savoir. Je décide de faire une pause pour me remettre de mon état de choc. Un garde me voit et me balance une petite fléchette. La douleur m'envahit et me pousse à continuer mon travail. Je remarque alors une fille, en train de creuser aussi. Sans que je m'en rende compte, son groupe s'était joint à nous. Je cherche Justine du regard et la trouve en train de creuser lentement. Je m'approche d'elle et la salue.

-Salut... ça va ?

-Non, je n'ai pas pu manger et je ne comprends rien à ce qu'il se dit, je suis donc le groupe. Et toi ?

-Ça pourrait aller mieux...

On ne peut pas s'arrêter de creuser, les gardes nous surveillent sans cesse. Je vois bien qu'elle est autant choquée que moi. De son jeune âge, vivre ça est une horreur, les personnes d'ici n'ont vraiment pas de cœur. On creuse en silence, machinalement, tristement. Si on ne pleure pas actuellement, c'est parce que notre corps n'a plus assez d'eau pour nous. J'aimerais lui demander comment c'est de son côté, des questions sur sa vie, mais je garde mes forces pour creuser. Tao creuse à côté de moi, il est concentré sur sa tâche mais n'y met pas beaucoup de force. Je me tourne pour regarder la place où était le détenu maintenant mort. Un cercle est dessiné dans la terre, je me demande ce que c'est. Je pose la question à Tao, sa réponse est monotone, comme s'il n'avait plus le goût de rien, il répond dans un français marqué d'un fort accent anglais :

-Je ne sais pas ce qu'est ce cercle... à chaque fois que quelqu'un fait une crise de ce type, il apparaît. Les gardes les embarquent et s'en vont avec. Les trois hommes que tu as vu partir avec Le Chef la dernière fois en avaient eu une pendant la nuit.

-Le Chef ? C'est qui ?

-C'est celui qui commande tout et tout le monde. Il est redoutable, tous les gardes le craignent. Une fois il s'est battu contre un gars du pays voisin, inutile de te dire qu'il l'a massacré.

Sur ces paroles, ma pioche se casse. Me voilàreparti pour gravir cette fosse, pour la troisième fois de la journée...

Le lenseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant