Enfermée dans le bureau de leur père, Emily vérifiait les comptes avec minutie. La radio laissait s'échapper un air de Chopin qui lui permettait de rester parfaitement concentrée. A défaut de pouvoir pratiquer avec assiduité ses gammes, elle se contentait de réviser le répertoire des musiciens du siècle dernier. De l'étage du dessous elle pouvait entendre l'effervescence de la salle de casino, le bruit des verres dans laquelle les serveuses versaient de l'alcool fraîchement sorti de la distillerie. La voix de la chanteuse du groupe de jazz était étouffée par les murs insonorisés.
Elle se laissa aller, frotta ses yeux fatigués de scruter le papier à la lumière de la lampe. Son père était celui qui mettait un point d'honneur à vérifier de lui-même que les ventes coïncident avec le stock. Il disait souvent qu'avec l'argent, on ne pouvait se fier à personne. Le Boyard avait passé plus de temps à compter ses comptes qu'à tout autre occupation. Ceux du clan savaient parfaitement qu'il payait en temps et en honneur, ne lésinant pas sur les récompenses des plus zélés et fidèles. Ils savaient également que rien ne lui échappait dans les transactions et qu'au moindre doute la sentence était immédiate et sanglante. Elle et Nikolaï se devaient de maintenir coûte que coûte cette ligne de conduite. Quitte à passer leurs nuits à éplucher des listes de chiffres interminables.
On toqua deux coups plus un plus sec à la porte, Emily ne prit pas le temps de se re-chausser et autorisa l'entrée. Gaëlle en tenue civile entra alors dans la petite pièce. Elle avait fini son service, et enfilé son manteau en laine et ses petits escarpins vert sapin vernis.
"Tout va bien ma douce ?"
Emily se redressa un peu plus, semblant presque noyée dans le grand fauteuil de son père. Assise en tailleur et sous une épaisse couverture elle se sentait lasse.
"Je vais te faire du thé."
Elle mit l'eau à bouillir dans la samovar, et s'affaira à sortir du buffet en acajou tasses et thé vert. Emily laissa son regard courir. Il faisait nuit, mais la neige avait cessé de tomber sur la ville. Les bateaux amarrés au loin étaient immobile dans l'ombre. Son père avait agrémenté son bureau de tableaux de la Russie, et amassé le moindre bibelot qui pouvait lui rappeler sa terre natale. Ils y étaient soigneusement préservés, des matriochka à l'effigie des divinités païennes slaves à la bouteille de vodka importée directement de Moscou. Elle laissa courir son doigt sur la photographie encadrée.
"Il va sortir de Greensburg, fit Gaëlle.
- Encore faudrait-il trouver l'avocat qui en sera capable.
- Vous avez pensé à Joshua Pirson ? Il vient toujours le mardi soir, et c'est pas la plus malhonnête.
- Il bosse pour le procureur non ?
- Certes, mais quand il a un verre dans le nez il n'arrête pas de se plaindre des conditions de travail... Un petit bonus sur sa paie pourrait le convaincre."
Songeuse, Emily tourna sa cuillère dans la porcelaine et préféra se tourner vers d'autres sujets.
"Et toi ? Jack ne t'attend plus en bas de chez toi ?
- Oh depuis que Nikolaï est allé lui toucher deux mots il se tient sage comme une image ! sourit-elle. Nancy m'a dit qu'il avait déménagé à l'autre bout de la ville sans demander son reste."
Gaëlle pouvait sourire mais Emily et Nikolaï savaient bien ce qu'elle avait dû traverser pour finalement obtenir le divorce de ce mari violent et abusif, rencontré trop jeune et épousé trop vite à dix-huit ans. Elle ne comptait plus le nombre de fois où la métisse était venue au travail la lèvre tuméfiée ou l'œil noirci. Il avait fallu toute la persuasion des deux Bolkanski pour la pousser à oser lui donner les papiers du divorce. Elle se souvenait de ce jour-là, un an auparavant. Elle avait désinfecté la lèvre de Gaëlle avec douceur, et Nikolaï était allé dire sa façon de penser à Jack, les papiers sous le bras et sa canne à la main. Il s'était montré récalcitrant une fois, et Laïko avait mis sa menace à exécution. La main droite brisée, Jack avait déguerpi. Il savait ce qu'il risquait à remettre un pied dans la Moskowa.
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Sailing to Philadelphia
Romance1930, alors que la Prohibition bat son plein, Philadelphie voit le Boyard à la tête de la Moskowa être arrêté. Ses aînés, Nikolaï et Emily, sont maintenant seuls maîtres à bord et comptent bien asseoir leur autorité contre les opportunistes. De l'au...