"Je rentrerai tard ce soir..."
La radio crachotait les informations locales et Natacha leva les yeux de son café, sombre et triste dans un coin de cuisine comme une fleur en manque de soleil. Piotr s'adressait moins à elle qu'à Emily qui finissait ses tartines et avec qui il partageait une théière de thé. Emily ne s'attendait pas à ce que leur mère sorte de son monde de fantômes et de mélancolie pour s'intéresser à la soirée de son cadet, étonnamment, et peut-être parce qu'elle était sobre, elle répondit pourtant avec autorité.
"C'est dangereux, tu rentreras directement après le lycée.
- Dangereux ? On va juste au dinner sur la cinquième !
- Quelqu'un a fait enfermer ton père, qui sait ce qu'on peut imaginer pour s'en prendre au reste de sa famille.
- Papa est en prison depuis trois mois !"
Emily darda un regard froid à sa mère, avait-elle seulement adressé un regard de plus à Nikolaï et elle lorsqu'ils étaient rentrés du cabaret le soir de la fusillade ? Et maintenant il lui prenait de prodiguer des conseils comme une mère inquiète et aimante ? Emily ne se souvenait même plus de la dernière où elle lui avait embrassé la joue avec sincérité. Ces élans irrationnels comme un sursaut de protection maternelle lui faisaient grincer des dents autant qu'il lui pinçait le cœur. Il y avait bien longtemps que ces enfants grandissaient loin de son ombre suffocante. Pétia était encore trop jeune pour s'en détacher. Elle supposait que derrière sa frustration se cachait aussi la déception de ne pas retrouver la jolie Olivia par-dessus un milkshake.
"Laisse le y aller, lâcha-t-elle. Il sort toutes les semaines de toute façon.
- Je suis sa mère. Il fera comme je dis.
- Si vraiment tu es si inquiète, grinça Emily, Boris pourra lui servir de chauffeur."
Piotr écarquilla des yeux, refroidi par la perspective d'avoir une armoire à glace taciturne et menaçante en arrière plan de son rendez-vous galant. Natacha approuva du bout des lèvres, le visage fermé avant de tourner ses yeux bleus sur le gris de la ville. Pétia eut un regard désespéré pour Emily, Boris allait faire capoter ses plans de romance et de bulles dans le ventre. Elle prit une grande gorgée de café avant de lui souffler :
"Elle aura déjà oublié ce soir. Et Boris assez à faire."
Visiblement soulagé, son frère lui souffla un remerciement rassuré avant de remarquer l'heure. Il bondit chercher sa veste d'uniforme scolaire et chausser ses chaussures soigneusement vernies. Emily mit la vaisselle dans l'évier, et enfila son manteau. Le salon était plongé dans l'obscurité que seul venait percer un filet de lumière et de poussière suspendue. Elle serra les dents, ravala son irritation. Elle fit claquer le rideau sèchement, plongeant la pièce dans l'aurore.
Nikolaï émit un grognement. Elle le toisa, il était aussi pathétique qu'elle était énervée à son encontre. Comme si le monde allait s'arrêter de tourner sur sa peine et sa culpabilité. Elle prit soin de sélectionner le bon disque. L'instant d'après, le gramophone fit hurler le saxophone de Jonyce Vesper. Nikolaï empêtré dans son plaid, lâcha une injure avant de tomber sur le tapis. Il la fusilla de son regard cerné.
"Bonjour Nikolaï, lâcha-t-elle glacialement."
Pétia les épiait, ne sachant plus sur quel pied danser avec eux deux. Emily enroula son bras autour du sien et, d'un pas ferme, sortit de l'appartement. La porte claqua sur la voix outrée de Natacha :
"Que quelqu'un baisse le volume, c'est pas cirque ici !"
OoOoOo
Le trottoir était luisant de pluie, Emily battait le pavé sous son parapluie pour rentrer à l'abri au Sam's. Sous le bras, une liasse de bons de commande pour des conserves et quelques comptes des ventes de la cocaïne de la plita. Le du casino l'accueillit dans une ambiance feutrée et calme. Elle laissa son parapluie et se dirigea vers le bureau lorsque Gaëlle lui fit signe.
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Sailing to Philadelphia
Roman d'amour1930, alors que la Prohibition bat son plein, Philadelphie voit le Boyard à la tête de la Moskowa être arrêté. Ses aînés, Nikolaï et Emily, sont maintenant seuls maîtres à bord et comptent bien asseoir leur autorité contre les opportunistes. De l'au...