Assise contre une grande vitre embuée, Lena aplanissait ses mains autour du bol de chocolat fumant qui reposait sur la petite table qu'elles avaient choisie avec Emily dans un des petits cafés du port. Cette dernière était venue la voir alors que Lena prenait la commande d'une paire de clients qui jouaient au poker. Sa patronne, que Lena considérait désormais plus comme une amie qu'une supérieure hiérarchique, lui avait proposé de terminer son service un peu plus tôt pour qu'elles aillent manger un petit bout en ville avant que la danseuse ne parte assurer la soirée au O'Faeries.
"On dirait qu'il va se remettre à neiger, déduisit Lena en scrutant le ciel.
-C'est vrai que les températures ont baissé depuis hier..."
Le ton qu'employait Emily depuis le début de leur arrivée au café était lent et minutieux, songeur, et Lena finit par l'interroger :
"Ça ne va pas, Emi ?
-Je... hum, j'aimerais te demander un service, mais c'est une affaire délicate."
Lena baissa les yeux sur les mains d'Emily et la bague avec laquelle elle jouait machinalement, et elle y reconnut sans mal un tic nerveux.
"Dis-moi, l'encouragea Lena, je t'aiderais si je peux.
-Avant toute chose, je tiens à te dire que tu n'as pas à accepter ma demande si elle te gêne de quelque façon que ce soit, et si...
-Dis-moi ! la coupa Lena en riant. Ca peut pas être si terrible.
-Très bien... comme tu le sais, mon père est en prison depuis quelques temps et sans entrer dans les détails, nous cherchons à connaître les personnes qui sont derrière tout ça."
Fronçant un peu les sourcils à ce début de contexte, Lena s'accouda à la table. Elle n'avait jamais trop compris les nœuds juridiques qui gardaient les membres des clans mafieux hors de prison, alors qu'ils enfreignaient tous très généreusement les lois de ce pays. Lois selon lesquelles elle-même devrait se trouver derrière les barreaux, ayant servi de l'alcool sous le manteau et vendu de la cocaïne en petits sachets discrets. Elle avait cependant appris au contact de Jeremiah qu'il s'agissait ni plus, ni moins d'ententes tacites avec les politiciens et de donnant-donnant avec les autorités ; Jeremiah livrait les petites crapules à la police tout en leur graissant la patte à l'aide de pot de vin et jamais une descente ne se produisait au cabaret sans qu'il n'en soit préalablement prévenu, afin qu'il ait le temps de rendre les lieux propres comme un sou neuf ; son père sponsorisait le maire de la ville en investissant dans ses campagnes et en retour, celui-ci souriait en sa compagnie devant les journalistes qui les photographiaient et le nommaient "entrepreneur de l'année". Personne à Philadelphie n'était dupe mais c'était le jeu auquel ils participaient tous. Tout comme elle qui se disait danseuse et qui n'était ni plus ni moins qu'une escort qui divertissait ses clients avec des numéros de flamenco, une serveuse qui faisait passer un verre de vin pour du coca. Tout comme le Sam in the Box, usine de boîtes de conserve le jour, casino dès qu'on passait la bonne porte.
La prison n'était qu'un théâtre de plus et le bâtiment était bien trop petit pour contenir en ses murs tous les criminels de la ville. Et souvent, les plus grandes pompes n'y mettaient jamais les pieds, ils avaient bien plus de chance de se prendre une balle dans la tête à un carrefour durant un règlement de compte. Et même si le père d'Emily et de Nikolaï était clairement derrière les barreaux pour des raisons légitimes, selon les vraies lois de Philadelphie, celles qui importaient vraiment, c'était incongru qu'il y soit sans possibilité d'en sortir.
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Sailing to Philadelphia
Romantizm1930, alors que la Prohibition bat son plein, Philadelphie voit le Boyard à la tête de la Moskowa être arrêté. Ses aînés, Nikolaï et Emily, sont maintenant seuls maîtres à bord et comptent bien asseoir leur autorité contre les opportunistes. De l'au...