Chapitre 19

9 2 2
                                    

Accroupie sur le tapis persan, Emily contemplait avec une certaine satisfaction les piles soigneusement alignées les unes à la suite des autres dans des cartons longeant le mur, les comptabilités de son père et de Sam's in the box triées par années et par mois. Nikolaï et elle s'étaient relayés, secondés le jour par Harold et Lena en fin de service et une partie de la nuit par Gaëlle. Ils en étaient enfin venus à bout. Il n'y avait aucun autre fichier manquant que ceux fournis par l'avocat de leur père, le second trimestre de l'année 1929.. Celui qui les avait volé n'aurait pas pris la peine de faire des copies, il y avait de fortes chances alors que seuls ceux qui avaient en sa possession avaient été dérobés à la banque.

Gaëlle, grignotait des petits baklawa en lisant avec attention l'année 1930 pour comprendre comment aller se construire le réquisitoire contre le Boyard. Emily savait déjà, elle et Niko avaient épluché le dossier et ils savaient aussi bien que leur père et leur avocat ce que la défense avait compris. Leur père avait eu vent de la spéculation boursière, et avait vendu ses actions avant l'effondrement du cours de l'automobile. Il avait investi à la bourse et il avait tordu le cou aux règles pour ne pas faire faillite. Elle n'était pas juristique mais la défense allait avoir du mal à prouver que tout cela avait été fortuit. Harold sur le bureau triait consciencieusement les documents du dernier trimestre de 1929.

Elle s'étira discrètement avant d'aller retourner le disque du gramophone qui avait fini de faire résonner le gospel de Louisiane.

"Je voulais vous remercier, fit-elle avec gravité. Nous n'aurions pas pu réussir sans vous.

- Oh mon lapin, tu penses bien que je vous aurais laissé dans ce pétrin, répondit gentiment Gaëlle en lui tendant un baklawa, tiens prends des forces.

- Tout le monde n'est pas aussi loyal, murmura-t-elle."

Harold eut un sourire un peu timide, il se racla la gorge avant de demander.

"Et maintenant ? Votre comptabilité rangée et triée n'est sûrement pas aussi urgente que vous ayez eu besoin de vous atteler jour et nuit...

- Ne sous estime pas le perfectionnisme des Bolkanski, Harold, s'amusa Gaëlle."

Emily resta songeuse, pieds nus sur le tapis et les yeux dans la couleur ambrée de son thé.

"Il faut trouver qui a pris ces documents dans notre coffre."

Elle ne faisait pas cas de la présence d'Harold pour faire de cachotterie. Il avait compris, elle le devinait, ce pourquoi ils étaient aussi pressés. Les trois mois manquants au milieu du reste si bien ordonnés criaient assez à l'anomalie et, couplés à la médiatisation du procès du Boyard de la Moskowa, il n'était pas difficile de faire rapidement le lien. Il ne releva pas sa remarque.

"On cherche quoi ? demanda Gaëlle."

Emily était un peu dépitée, face à l'étendue des documents. Certes il était plus facile de naviguer dedans maintenant mais encore fallait-il connaître le cap à prendre. Sa figure défaitiste et fatiguée sembla parler d'elle-même aux deux autres.

"Allons manger, proposa doucement Gaëlle, on en a bien besoin. Tu te joins à nous Harold ?"

Le scientifique sembla particulièrement partagé, Emily était un peu surprise de cette hésitation. Il n'était pas si récalcitrant à manger dans le petit café face aux résidences universitaires d'habitude. Elle allait proposer de payer pour son repas, mais il avait déjà secoué la tête avec gêne.

"Non, je devrais rentrer.

- Comment ça ? Le ventre vide ? s'offusqua presque Gaëlle."

Il bredouilla une excuse maladroite. Comme s'il n'était pas vraiment sûr de sa décision mais était pressé par un impératif inconnu. Emi se demanda si c'était le fait de se faire entretenir par ses patrons qui le gênait alors qu'il devait économiser chacun de ses dollars pour rembourser ses huit années d'études. Elle essaya de trouver un mot pour d'apaiser ses scrupules en lui et le persuader de partager le souper avec elles. Mais Harold était déjà en train d'enfiler son manteau en dissertant sur le fait que le ciel clair de ce soir permettait une observation optimale de Vénus.

Sailing to PhiladelphiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant