Sailing to Philadelphia

Chapitre 36

Avec une rage très mal contenue, Jeremiah ouvrit les portes des deux mains et plus prudente, Lena le suivit. Des Irlandais, armés jusqu'aux dents, les encadraient, prêts tous autant qu'ils étaient à mener n'importe quelle guerre et elle craignait, quant à elle, de mettre le pied sur une mine. Un peu plus tôt dans la soirée, le cabaret avait été le théâtre d'un spectacle qui n'apparaissait pas au programme et Lena n'en avait pour l'instant qu'entendu la rumeur, n'en avait perçu la violence qu'en travers les regards que Jeremiah lui jetait depuis qu'un homme lui avait glissé quelques mots à l'oreille. Ils avaient été alors à l'autre bout de Germantown, dans la chaleur étouffante d'un salon privé. Le nouveau Commissaire du district était là, ainsi que deux autres gradés de la police, et ils parlaient avec Jeremiah de répression et de contrebande tandis qu'elle et trois autres faeries leur servaient de l'alcool. Quand l'un des acolytes de Jeremiah avait fait immersion dans le salon, Lena avait reçu l'ordre de faire un numéro de danse orientale pour le Commissaire et au regard lubrique que celui-ci dardait sur elle, elle avait été tenaillée par l'angoisse des perspectives effroyables pour la fin de la soirée.

Et la soirée s'annonçait effectivement difficile mais pas de la manière dont elle l'avait précédemment anticipé. A la suite du mystérieux message, Jeremiah s'était levé en déclarant qu'une affaire urgente sollicitait son intervention. Les trois collègues de Lena étaient restées mais Jeremiah lui avait sifflé de venir avec lui. Durant tout le trajet en voiture, il s'était drapé dans un silence qui ne tremblait que de sa colère froide et Lena ne l'avait en aucun cas dérangé de questions. Elle sentait déjà qu'il la tenait responsable de cette affaire dont elle ne savait pourtant rien.

Wayne Avenue était chargée de trafic quand ils arrivèrent, illuminées des gyrophares rouges et bleus des ambulances et des véhicules de polices qui longeaient les trottoirs. Ce ne fut qu'à la vue des lumières que Lena commença à deviner la nature de l'événement qui avait bousculé la soirée. Une sueur froide glissait dans le décolleté de son dos-nu alors qu'elle observait désormais le décor renversé du O'Faeries. Les tables, les chaises et des débris de verre jonchaient le sol et des éclats de balles creusaient toutes les paroies, si bien que, dans tout ce chaos, Lena ne savait que regarder ; des corps gisaient sous des draps blancs ; Mary, en tenue de scène, était assise sur un brancard et le bras bandé, elle pleurait piteusement sous les bons soins d'une infirmière compatissante qui tentait de lui faire avaler un verre d'eau ; les bras croisés, Jared semblait répondre par de simples monosyllabes aux interrogations d'un inspecteur qui tapotait son agacement sur son calepin de la pointe de son stylo ; Fry, hystérique, hurlait que les Russes avaient débarqué pour semer la terreur et la mort.

Du sang glacé courant dans ses veines, le regard de Lena guettait chaque visage, chaque silhouette à la recherche d'Alexandra, d'Owen et de Douglas, mais entre les agents de police, le personnel hospitalier et les employés épouvantés du O'Faeries, il y avait bien trop de monde pour les trouver. Gagnant en fébrilité, elle pressa le pas et puisqu'elle ne regardait pas où elle allait, elle percuta de plein fouet quelqu'un.

"Maddy ! Enfin, tu es là !"

Désorientée, Lena regarda celle qui la tenait par les épaules après l'avoir interceptée avec furie. Les cheveux de travers et le maquillage de ses yeux ayant coulé jusqu'à ses joues, Nelly avait l'air encore plus chamboulée que les autres et inquiète, Lena interrogea la faerie :

"Nelly ! Tu as été blessée ?

-Ils sont venus pour toi, Maddy !

-Qui ça ?

-Ils étaient fous, ils voulaient la table 9 alors qu'elle était déjà prise, et quand on a refusé, ils ont tiré sur tout le monde, déballa Nelly avec une panique qui renaissait, ils ont blessé Mary, et ils ont tué... Sebastian est mort, Maddy, c'est affreux, sous mes yeux, il est-il est..."