Chapitre 26

10 2 2
                                    

"Ce serait un de ces films, vous savez, les classiques ? Nul besoin d'en faire trop, peu de dialogue. Je trouve d'ailleurs que les films muets étaient beaucoup plus parlants que ceux que nous produisons de nos jours, présenta Jeremiah en tapotant son cigare dans le cendrier. Un film qui montre la vie de la mafia irlandaise telle qu'elle est, puissante, impitoyable et spectaculaire. Le public adorerait, et je suis bien placé pour connaître les goûts du public.

-Effectivement, qui pourrait le nier ?"  jubila le producteur.

Venant prouver les affirmations de l'héritier irlandais, des cris et des acclamations résonnèrent en contrebas en réaction à l'un des tours de magie de Cillan qui, sur fond d'une musique sensationnelle, tenait le rôle sournois d'Eris, déesse du Chaos. Fille de Nyx, elle avait été la créatrice de la Pomme dorée de la Discorde et l'instigatrice des désastres qui s'ensuivirent. Cillan était la magicienne du cabaret et même si elle était l'artiste la plus ancienne du cabaret du haut de ses quarante-et-six ans, elle n'avait jamais connu de réel succès, la magie n'ayant jamais captivé qui que ce soit au O'Faeries. Son amertume et sa rancune étaient donc deux parfaits atours pour jouer Eris et sa vengeance à la perfection. On pouvait reprocher bien des choses à Fry mais elle avait le don de la mise-en-scène.

"Voudriez-vous y jouer un rôle ? s'interrogea le producteur.

-Oh, fit Jeremiah modestement, je m'amuse dans le loisir épisodique de la comédie, mais je ne pense pas être doué du don."

Lena ne suivait que distraitement l'échange et se contentait de sourire en acceptant les caresses intermittentes de Jeremiah contre ses épaules, ses hanches et sa cuisse, et en desservant les verres des deux hommes quand ils s'asséchaient. Vêtue de sa robe dorée, elle venait de terminer le tableau de présentation d'Aphrodite, et Jeremiah l'avait tout de suite épinglée d'un nouveau devoir ; assister à sa rencontre avec le producteur de cinéma, Edward Smith, qui cartonnait sur la côte Est. Ça faisait plusieurs mois que Jeremiah mûrissait l'idée d'un film qui ferait rayonner son clan et lui-même. Quand ils étaient encore ensemble, il lui en parlait constamment.

"Mais pourquoi pas cette ravissante créature ? poursuivit Jeremiah en glissant une main en travers du dos à moitié dévêtue de Lena. Comme vous l'avez vu ce soir, et continuerez à le voir, c'est une artiste polyvalente.

-C'est vrai, bien sûr, accorda Smith, je l'ai observée avec attention, mais je crains que la mode ne soit aux blondes...

-Rien de plus simple qu'une décoloration."

Dans un froncement de sourcils, Lena jeta un regard contrarié en biais à Jeremiah et elle ouvrait la bouche pour vocaliser ses contre-arguments quand Edward Smith se leva pour se pencher par-dessus le balcon de la loge qu'ils occupaient. Son intérêt était porté dans le vide et il s'écria :

"C'est Nikolaï Bolkanski, n'est-ce pas ? Déguisé en sultan ? Est-il venu pour vous, très chère ?"

Statufiée par les questions qui lui étaient lancées sans préambule, ni considération, Lena perdit tout souffle. Les tabloïdes de la presse qui avaient imprimé son nom ne semblaient pas décidés à cesser de venir la hanter aux pires moments. et son regard vira un peu craintivement sur Jeremiah qui s'était sensiblement raidi dans le sofa. Celui-ci porta le cigare à sa bouche, l'examinant également, comme pour l'inviter en obligé à répondre aux questions mais elle savait éperdument qu'il attendait le moindre faux-pas pour lui sauter à la gorge.

"Non, bien sûr que non, assura-t-elle avec un rire faux, tout Philly s'est disputé nos tables.

-Ne soit pas si modeste, ma chérie, évidemment qu'il est là pour toi," contredit Jeremiah, doucereux.

Sailing to PhiladelphiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant