Chapitre 12

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"Comment ça, tu n'as pas pu lui parler ?"

Lena soupira dans son bol de lait qu'elle emplissait à ras bord du muesli qu'elle achetait au marché allemand tous les week-end. Son père, lui, tenait une spatule graisseuse avec laquelle il retournait les bandelettes de lard dans la poêle, quand il n'était pas trop pris par la lourde tâche de sermonner sa fille et qu'une odeur de bacon grillé montait jusqu'au plafond. Elle était la seule dans la cuisine avec lui ; Estevan, l'aîné, s'était marié des années auparavant et vivait donc avec sa femme, et leur petite fille dwun an et demi; Bartolome s'était levé aux aurores pour aller travailler à l'usine ; quant à Damian, sans-occupation depuis la tuerie du hangar, il dormait jusqu'à midi tous les jours de la semaine. Cirillo Gonzalez, soucieux de pouvoir documenter la progression de sa fille, avait l'ouïe fine et se levait dés qu'il entendait la porte de la chambre de Lena s'ouvrir.

"Il me fuit, littéralement, marmonna Lena en machonnant un bout de pain quelque peu raci.

-C'est pas possible, intervint une nouvelle voix, tu t'y prends comment pour le faire fuir comme ça ?"

Le regard de Lena vira avec exaspération jusqu'à Allan qui avait fait le plus naturellement du monde irruption dans la cuisine et qui se déchargeait de son écharpe sur le dossier d'une des chaises en bois qui entourait la petite table rectangulaire.

"Non mais, qu'est-ce que tu fais chez nous, Lannou ? s'enquit Lena.

-Il vient prendre le petit-déjeuner avec nous, l'informa Cirillo.

-Ton paternel m'a invité," se moqua le concerné avec un sourire hypocrite pour la danseuse.

Et sur ces bonnes paroles, Cirillo, poêle fumante en main, vint glisser deux tranches de bacon dans une assiette en porcelaine qu'il avait placée en anticipation à la place qu'occupait Allan et que Lena n'avait pas même remarqué.

"Je peux pas même manger tranquille ! protesta Lena.

-Lena, tant que t'as pas réussi ton coup, on n'a pas un gramme à vendre ! lui rappela Allan.

-Qu'est-ce que j'y peux, moi ? Dès que Nikolaï Bolkanski apparaît, je suis sur lui ! Je peux pas faire beaucoup plus, moi.

-Tu es sur lui ?  répéta Allan, suspicieux, c'est-à-dire ?

-Bah, je le hèle quoi, fit-elle avant de se lancer dans une petite prestation, Eh, bonjour, Nikolaï ! Comment ça va, dis donc ?

-Comment ça va, DIS DONC ?! vociféra Cirillo depuis les fourneaux. T'es une Faerie ou une postière ?"

Vexée naturellement, Lena réprima toutefois une réponse grinçante et retourna à son bol de céréales pour s'en remplir une grande bouchée. Accoudé à la table, Allan la fixait avec sévérité avant de lui rafraichir la mémoire :

"On n'avait pas dit que tu devais prétendre t'être entichée de lui ?

-Hm, c'est ce que j'fais.

-Eh ben, des regards langoureux, alors ! la motiva Allan. Tu le fixes en soupirant avec mélancolie et en papillonnant des paupières, et quand tu t'adresses à lui, tu prétends être timide, tu remets une mèche de cheveux derrière ton oreille et tu prends une voix de velours."

Allan avait associé chacun de ses conseils de gestes d'exemple et, machonnant ses céréales, Lena le regarda, l'œil morne et peu convaincue, se tripoter ses bouches comme une jouvencelle et battant des cils comme s'il avait une poussière dans l'œil.

"Bah vas-y, toi, fit-elle finalement, t'as l'air meilleur que moi.

-Lena ! Tu l'avais le premier soir au casino !

Sailing to PhiladelphiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant