Partie 1 - Chapitre 1

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Citadelle de Juin

Territoire des Marches


— Non, celui-là n'y parvient pas non plus ! Vraiment, gouverneur, je vais finir par croire que votre cité n'est habitée que par des incapables ! La vieille femme relâche vivement la main d'un jeune homme qui, sans demander son reste, s'écarte rapidement de l'estrade et s'efface en trébuchant dans une pièce voisine. Elle se tourne ensuite vers le seul autre individu encore présent au fond de la galerie.

— Sur tous les profanes que j'ai rencontrés, aucun ne correspond à ceux que nous cherchons... Je dois avouer que cela ne m'étonne pas : les dernières années déjà, aucune de nos recrues ne venait de votre cité...

Elle secoue la main énervée et marmonne un « au suivant » suffisamment grave pour ne laisser aucun doute sur son exaspération. L'homme grisonnant s'affaisse légèrement, décroise les bras de dépit et s'avance de quelques pas.

— Je suis désolé, Madame, mais il était le dernier...

La vieille femme le poignarde du regard et s'agrippe aux accoudoirs de son fauteuil.

— Comment ça le dernier ? Je vous ai demandé de me présenter tous les jeunes gens de votre cité et cela sans distinction de sexe ni de caste ! Et vous me soutenez qu'il est le dernier ? Je n'en crois pas un mot !

— C'est pourtant la vérité, madame, répond le gouverneur gêné.

Le vieil homme se dandine et piétine, coincé dans une veste d'apparat visiblement étriquée et inconfortable. Il l'a sortie pour l'occasion, mais le vêtement surchargé de dentelles et de broderies le gêne. Ce costume de cérémonie lui est imposé par l'étiquette : il n'est pas autorisé à porter autre chose que cette redingote en présence de sa très spéciale interlocutrice. Le régisseur est pourtant un personnage coquet, plutôt soucieux de son image et particulièrement fier de sa carrure solide, souvenir encore bien conservé de sa lointaine jeunesse. À son grand désespoir, son accoutrement ne le présente pas sous son meilleur profil et malgré tous ses efforts pour garder une certaine allure, l'uniforme rouge pâle lui donne l'élégance oubliée d'un paon fatigué.

— Ne le prenez pas mal, je vous en prie ! Ils sont tous passés devant vous, rajoute-t-il sèchement en essayant tant bien que mal de se donner une contenance. Les fils de paysans, les filles de marchands... Mais aussi les enfants des notables, comme tous les héritiers des castes respectables de ma cité... Tous ! Vous les avez tous rencontrés... En d'autres mots, je ne peux rien de plus pour vous... Vous m'en voyez réellement navré...

À ces mots, la vieille dame restée recroquevillée sur l'immense siège se dresse d'un coup. Elle saute sur le marbre de la pièce, soulève un petit peu sa cape pour ne pas s'y emmêler les pieds et marche énergiquement en direction du gouverneur. Elle ne doit pas être plus grande qu'un enfant de dix ans et sa démarche n'est pas celle que l'on attend d'une personne usée par le temps. Son épais manteau virevolte autour d'elle ; on a l'impression de voir un spectre glisser sur le sol. L'administrateur de la cité se cambre, tord ses mains moites et déglutit. Il est difficile de croire qu'un tel personnage puisse trembler devant cette femme en apparence si fragile. En quelques secondes, la bourrasque humaine le rejoint et s'immobilise à ses pieds d'un claquement de talons. Elle lève la tête, abaisse rageusement sa capuche et le fixe intensément. Ses cheveux tressés se fondent dans son manteau blanc comme la neige et son visage crevassé se ride encore plus. Le malaise que ressent le gouverneur vient sans aucun doute des yeux vitreux et morts de la vieille dame. Cette femme est aveugle, cependant, elle se déplace avec facilité et sans aucune aide. L'administrateur détourne rapidement le regard et sent une grosse goutte de sueur perler à son front.

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