On dit qu'avant de mourir, on a le temps de penser. Qu'on passe en revue ce qu'on a fait, ce qu'on n'a pas fait, ce qu'on aurait aimé faire.
Je vais être claire tout de suite : c'est faux.
J'ai chuté pendant quelques secondes et je n'ai pas eu le loisir de méditer sur ma pathétique existence.
Je me suis juste écrasée dans un buisson. De manière lamentable.
Une douleur aiguë envahit mon corps, et j'émets une sorte de grognement étrange à mi-chemin entre la plainte et le juron. C'est insupportable. J'ai l'impression que tous mes muscles sont en train d'essayer de se faire la malle.
J'imagine que si je ressens ça, c'est que je suis encore vivante. C'est un point positif, je crois...
Je me traîne hors du buisson avec la grâce d'un cachalot échoué sur une plage, et remue un par un mes membres en priant pour ne rien avoir de cassé.
J'ai presque cru m'en sortir indemne, mais c'était avant de tourner le poignet gauche.
La douleur revient.
Et le verdict tombe, implacable : je me suis bousillé le poignet.
Génial.
Je jette un coup d'œil à l'UltraX2-Pro. Il a résisté au choc. Je songe à mon poignet cassé et ravale difficilement mes larmes. J'aurais le temps de pleurer plus tard. Pour l'instant, il faut que je quitte cet endroit.
Je m'élance vers la barrière blanche qui sépare son jardin du mien, l'enjambe, et me dépêche de regagner ma maison.
Ma mère ne m'a même pas entendue rentrer. Elle doit être encore en train de travailler sur son compte rendu.
Parfois, je me demande comment elle arrive à s'en sortir, avec ses cinq enfants et son boulot à plein temps. Parfois, je me dis que si dans vingt ans, je lui arrive ne serait-ce qu'à la cheville, je pourrais m'estimer heureuse.
Je pousse la porte de ma chambre, manque de trébucher sur un tas de vêtements par terre, et m'affale sur mon lit.
La tranquillité est de courte durée.
« Pa-ris est vraiment ma-ma-ma-ma-ma... Saaapés comme ja-mais ! Sapés comme jamais ! »
J'attrape mon coussin et y fourre ma tête. J'hésite à demander à ma sœur de baisser sa musique, mais je n'en ai pas le courage.
« Saaaaaaapés comme jamais ! »
A treize ans, Jeanne est une fan inconditionnelle de Maître Gims. Elle a reçu une enceinte à son anniversaire – cadeau de la figure paternelle – et depuis ce jour, elle écoute Sapés comme jamais en boucle. Et au volume maximal. Merci Papa.
Je me redresse, et mon regard se pose sur l'UltraX2.
C'est plus fort que moi. Il faut que je regarde ce qu'il y a à l'intérieur.
Je presse le bouton de démarrage, et les premières photos défilent. Elles représentent Mathis, Lou. Moi.
N'ayant aucune envie de me rappeler notre amitié, je les passe rapidement, et je commençais à me dire que l'appareil ne contenait rien d'intéressant, quand je découvre enfin quelque chose de... bizarre.
Une fille, aux cheveux bruns et lisses, figée dans sa marche.
Je la reconnais. Elle est au lycée, en Terminale L, je crois. Elle s'appelle Elena Garcia. Je ne lui ai jamais adressé la parole de ma vie.
Intriguée, j'observe la photo suivante. C'est aussi Elena. Elle discute avec une de ses amies.
Je fais défiler les photos. Elena à l'arrêt de bus. Elena qui rit. Elena de dos. Elena à la cantine. Elena, Elena, Elena.
Une trentaine de clichés d'Elena.
Une trentaine de photos volées.
Je repose l'UltraX2, tremblante.
Voilà pourquoi il m'a rejetée. Parce qu'il aime Elena.
Ce n'est pas surprenant. Elle a beaucoup plus de charme que moi. Elle a de la poitrine, elle. Et une taille normale. Elle ne fait pas un mètre soixante-dix-huit. Son visage est fin, élégant, ses lèvres pulpeuses.
Je suis sûre qu'il adorerait l'embrasser.
Les larmes coulent sur mes joues sans que je ne puisse les retenir.
Je me sens trahie, repoussée, impuissante.
Dix ans à espérer que nous étions plus qu'amis, dix ans d'illusions.
Au fond, il n'a jamais rien vu d'autre en moi que la copine moche et un peu idiote à qui il peut raconter ses déceptions amoureuses. Je le déteste. Je le déteste. Je le déteste.
Je le déteste et je la déteste.
Il me reste la vengeance.
« Haut les mains, haut les mains, sauf les mecs sapés en Balmain... »
Je baisse la tête, déprimée.
Je le déteste. Je la déteste. Je me déteste.
J'essuie mes pleurs d'un geste brusque et mon regard tombe sur le miroir.
Cheveux blond-roux, bouclés, emmêlés, ramenés en une sorte de chignon décoiffé. Joues rougies. Taches de rousseur. Grosses lunettes par-dessus mes yeux marron.
Non, je ne suis pas belle.
« Sa-a-a-a-a-pés comme jamais ! »
Je ne sais pas si c'est à cause de Maître Gims ou du miroir, toujours est-il que j'ai un sursaut de colère. Je descends les escaliers, m'arrête sur une marche, et y saute plusieurs fois, avant de pénétrer dans le bureau de ma mère.
Elle délaisse un instant ses dossiers pour m'interroger :
« Suzorine ? Qu'est-ce que c'était, ce bruit ? »
Et voilà. En plus d'être laide, bête et trop grande, j'ai un prénom nul. Suzorine, mélange d'Honorine et de Suzanne, mes deux grands-mères. Oui, Maman a eu la même idée que dans Twilight. Sauf que ça donne quelque chose de... moche.
« Je suis tombée dans l'escalier », je réponds, d'une voix froide.
— Oh ! Tu n'as pas eu mal, au moins ? »
Devant son début d'inquiétude, je m'adoucis.
« Si... Au poignet... »
Les sourcils froncés, elle l'examine, détaille mes paupières bouffies par les larmes, et lance :
« On va devoir aller chez le médecin. »
Elle demeure un instant perdue dans ses pensées. A cause de moi, elle sera obligée de délaisser son projet, de mettre en péril sa présentation de demain et de bouleverser l'organisation prévue.
Je suis un contretemps.
« Bon, dit-elle. Jeanne va rester ici, les jumeaux et Emma vont venir. Ah, ton père avait promis d'être à l'heure ! »
Ma mère jette un regard furibond à l'horloge, et grogne :
« Jamais là quand on a besoin de lui... »
Trente minutes plus tard, je suis coincée dans la voiture, entre les jumeaux. Ils se chamaillent. Leurs cris résonnent dans ma tête.
Emma, huit mois, pleure dans son couffin.
Nous finissons par arriver chez le médecin, et j'en ressors avec une consultation aux urgences.
Maman s'énerve.
Mon père est revenu du bureau.
Maman lui ordonne de m'accompagner aux urgences.
Il obéit.
A vingt-trois heures, je suis de retour chez moi. Désespérée, le cœur en miettes, le poignet meurtri.
Mais je sais ce que je dois faire.
--
Voilà, fin du chapitre 3 ! J'espère qu'il vous aura plu ! Surtout, si vous avez des remarques, n'hésitez pas à m'en faire part dans les commentaires !
Bisous ♥
VOUS LISEZ
La Théorie de l'Ennui (REPUBLICATION)
Novela JuvenilSe faire rejeter juste avant un cours sur les économies monde est assez loin de ma définition du bonheur. Voire très loin. Je n'aurais donc jamais pu imaginer que ça me permette d'imaginer la théorie la plus brève, la plus évidente, et la plus far...